« Entre 1960 et 1966, la France a procédé dans le désert saharien à ses premiers essais nucléaires, 17 en tout. »
Article coécrit avec Austin R. Cooper , docteur en histoire et sociologie des sciences (Université de Pennsylvanie, États-Unis), chercheur invité en 2021-2022 dans le cadre du programme Nuclear Knowledges au Centre de recherches internationales de SciencesPo Paris.
Les plus hauts responsables français, dont le président de la République Charles de Gaulle, ont envisagé de réaliser des essais nucléaires atmosphériques dans le Sahara algérien après l’indépendance de l’ancienne colonie en 1962. Ces projets, décrits dans des documents récemment mis à la disposition du public, n’ont jamais été menés à bien. Sinon, ils auraient contredit la volonté exprimée à plusieurs reprises par le premier président algérien Ahmed Ben Bella et son gouvernement, opposés aux essais nucléaires atmosphériques dans leur pays et dans le monde.
La publication de l’ouvrage Toxique (2021), du physicien Sébastien Phillipe et du journaliste d’investigation Tomas Statius, a récemment mis l’accent sur les risques sanitaires et environnementaux résultant du développement de l’arsenal nucléaire français. Leurs analyses ont révélé que l’étendue de la contamination radioactive en Polynésie, où la France a procédé à presque deux centaines d’explosions nucléaires atmosphériques et souterraines entre 1966 et 1996, avait été bien plus large que n’avaient voulu l’admettre les autorités.
Ces révélations, ainsi que la tenue d’une table ronde réunissant les membres de la société civile polynésienne, avaient mené à l’ouverture d’un processus inédit de déclassification des archives françaises , sur décision du président Emmanuel Macron . L’importance pour le droit des victimes à l’indemnisation , un droit établi par le Parlement français depuis 2010, pose des questions sur le secret – notamment nucléaire – en démocratie .
La publication en mai de Des Bombes en Polynésie , commande du gouvernement de Polynésie française dirigée par les historiens Renaud Meltz et Alexis Vrignon , prolonge l’attention du grand public sur le Pacifique. Bien que la plupart des déclassifications françaises récentes portent également sur la Polynésie, certains documents donnent l’occasion d’interroger les dimensions nucléaires de l’indépendance algérienne, lors de son 60e anniversaire.
Le Sahara algérien, premier site d’essais français
Entre 1960 et 1966, la France a procédé dans le désert saharien à ses premiers essais nucléaires, 17 en tout dont 4 dans l’atmosphère. Ces enjeux nucléaires interagissaient avec la guerre d’indépendance (1954-62), comme explique l’historienne Roxanne Panchasi , puis avec la construction du nouvel état algérien. Les explosions françaises en Algérie font maintenant l’objet de travaux littéraires , architecturaux et militants .
Quatre essais aériens eurent lieu sur le site de Reggane, avant que la France ne passe aux essais souterrains dans le site d’In Ekker à partir de 1961. Ces essais souterrains, conçus pour empêcher la fuite des retombées radioactives produites par l’explosion, n’atteindront pas toujours ce but . Quatre essais souterrains dans le Sahara algérien « n’ont pas été totalement contenus ou confinés ».
Les accords d’Evian , garantie du cessez-le-feu en Algérie en 1962, ont assuré à la France le droit d’usage des deux sites nucléaires pendant cinq ans. Du moins, selon l’interprétation française : plusieurs décideurs algériens la contestaient. Ce document ne prévoyait aucune disposition interdisant la reprise des essais aériens sur le territoire algérien. Mais, de fait, la France ne les reprit qu’en 1966, en Polynésie .
Le tissage des relations bilatérales , à partir des négociations d’Evian, a permis aux dirigeants du nouvel état algérien de contester les projets nucléaires français les plus néfastes.
Les retombées françaises et les frontières africaines
Le choix français de passer aux essais souterrains, à partir de décembre 1961, ne fut pas définitif. Pourquoi un retour à l’atmosphère inquiétait-il ? Après la première explosion française en 1960, des retombées radioactives sont arrivées, à la grande surprise de la France et de ses alliés, au-dessus du Ghana indépendant de Kwame Nkrumah et du Nigeria, colonie britannique sur le point d’acquérir son indépendance.
Ces deux gouvernements, comme l’ont expliqué séparément les historiens Abena Dove Osseo-Asare et Christopher Hill , s’étaient acharnés à mesurer les traces laissées par les nuages radioactifs français sur leur territoire. D’autres États voisins, comme la Tunisie, s’étaient tournés vers l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA), puis vers les États-Unis, afin de participer eux aussi à ces mesures. Ils cherchaient des preuves scientifiques des violations françaises de leur souveraineté.
Mais en dépit de ces contestations, plusieurs hauts responsables français, dont Charles de Gaulle, souhaitaient conserver la possibilité d’effectuer des essais sur le site de Reggane. À la fin de l’année 1961, les autorités militaires se refusent à modifier les règles de circulation aérienne au-dessus du site, préférant conserver celles mises en place lors des essais, au motif qu’il n’était alors .
VIDEO
Au mois de mai 1963, le premier président algérien Ahmed Ben Bella commence à s’impatienter devant le refus de la France de cesser ses activités nucléaires en Algérie. Il s’agit, pour Ben Bella, de la légitimité de son mandat national et de sa politique étrangère , les deux étant basés sur son autonomie vis-à-vis de Paris. S’adressant à Jean de Broglie, secrétaire d’État chargé des affaires algériennes, il lui demande si la France peut accélérer son retrait du site de Reggane, considérant qu’elle n’en a plus l’usage. De Broglie refuse de s’engager : des « études » seraient encore à faire pour déterminer s’il est vraiment possible d’accélérer ce retrait.
Ahmed Ben Bella fera la même demande au moins deux fois en 1963 à l’ambassadeur français en Algérie, Georges Gorse, qui lui confirmera la volonté française de garder ce site quelques années encore. Le choix français de conserver le site de Reggane, et la possibilité d’une reprise des essais aériens, inquiétaient sérieusement le président algérien, qui soutenait vivement le traité de Moscou d’interdiction partielle des essais nucléaires (1963), dont la France n’était pas signataire .
Un cinquième tir atmosphérique ? La volonté française de réactiver Reggane
Plusieurs documents issus des archives déclassifiées permettent d’affirmer que, malgré les protestations algériennes, des dirigeants français s’apprêtaient probablement à réaliser un nouvel essai atmosphérique sur le site de Reggane durant l’année 1964.
Le général Jean Thiry , responsable des sites d’essais nucléaires français de 1963 à 1969, évoque au printemps de 1963 , désignant la zone de tir à côté de Reggane. Thiry et d’autres hauts gradés militaires français s’inquiétaient des capacités françaises à réaliser des essais souterrains après le fameux accident de Béryl en 1962. Les fuites radioactives du tir mal contenu avaient contaminé les ministres Pierre Messmer et Gaston Palewski, des soldats français et des riverains algériens.
Thiry n’était pas seul à en parler. En mars 1963, le général de brigade Plenier, du Génie, évoque . S’il sait que « ce tir est prévu », il note que son travail « dépend de données non encore fixées sur les conditions du tir » comme l’emplacement ou l’altitude. Le 29 mars 1963, c’est au tour du général de division Labouerie, inspecteur du Génie, de se réjouir : Ainsi, au moins trois militaires au cœur du programme nucléaire français attendaient impatiemment la réactivation du site de Reggane.
Reportage disponible sur Images Défense
Il n’y aura finalement pas d’essai en 1964. Lors de sa rencontre avec Charles de Gaulle au château de Champs-sur-Marne, au mois de mai 1964, Ahmed Ben Bella avait demandé au président français de ne pas reprendre, si possible, les essais atmosphériques. De Gaulle avait refusé de donner cette garantie. À la fin de l’année 1964, il discutait encore avec ses conseillers de la possibilité de réaliser un tir atmosphérique sur le site de Reggane, s’impatientant de l’entrée en service du Centre d’Expérimentations du Pacifique en Polynésie.
Si la demande d’Ahmed Ben Bella fut finalement respectée, un haut responsable du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), Jean Viard, produisait tout de même en décembre 1966 une étude sur la possibilité de réactivation du site – possibilité qu’il ne jugeait alors pas optimale. Pourtant, Charles de Gaulle aurait continué de vouloir conserver le site. Dans une note adressée aux membres de son cabinet en février 1967, il demandait d’étudier la possibilité de maintenir une présence française à Reggane, site qui ne pouvait servir, sans des travaux importants, qu’à des essais atmosphériques.
Les archives nucléaires et l’indépendance algérienne
Rien n’assurait l’absence d’essais nucléaires atmosphériques en Algérie indépendante. Les déclassifications récentes révèlent des études françaises pour leur reprise, malgré les protestations venues des plus hauts niveaux du nouvel État algérien. Toujours voilée par le secret, la prise de décision se prolongea jusqu’au transfert français des deux sites sahariens aux autorités algériennes en 1966 et 1967.
Certaines archives, notamment des fonds militaires et diplomatiques de l’époque, restent indisponibles pour la recherche historique. Des aperçus suggèrent l’importance de cet épisode, des projets abandonnés pendant des négociations bilatérales, pour le programme nucléaire militaire français, pour le nouvel État algérien et pour les relations entre ces deux pays. Le nouvel accès aux archives nucléaires françaises, malgré ses lacunes, commence à illuminer des enjeux méconnus du 60e anniversaire de l’indépendance algérienne.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original .
Crédits photo : Une explosion dans le massif du Hoggar en mars 1963, soit Émeraude (le 18 mars) soit Améthyste (le 30 mars).
©Photographe inconnu/ECA/ECPAD/Défense/F63-115 RC19 , Fourni par l’auteur
Thomas Fraise est doctorant en relations internationales, et fait partie du programme Nuclear Knowledges de Sciences Po (Paris, France).