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« Pouvoir entendre toutes les mémoires pour avoir une histoire »
Coréalisateur de « Décolonisations : du sang et des larmes », l’historien spécialiste de l’empire colonial français s’est confié au Point Afrique. Propos recueillis par Malick Diawara
À partir d’images inédites, David Korn-Brzoza et Pascal Blanchard nous font entrer dans la grande Histoire en passant par le témoignage de personnes dont la vie et celle de leurs parents, grands-parents ou descendants ont été impactées directement ou à travers le temps par ce qui s’est passé pendant les 25 ans, et même au-delà, qui ont accompagné les mouvements d’émancipation dans les ex-colonies devenues des États et le départ progressif de la France de son empire. Une plongée à laquelle nous prépare cet entretien que Pascal Blanchard a bien voulu accorder au Point Afrique . Il y lève le voile sur les non-dits et les impensés de la relation entre la France et ses ex-colonies dans une période cruciale qui explique bien des choses du vécu social et politique français actuel. Le Point Afrique : Pourquoi un film sur les décolonisations aujourd’hui ?
Pascal Blanchard : Oui, le pluriel est important, car il y a eu plusieurs décolonisations, plusieurs histoires de décolonisation. Et chaque pays a vécu un récit différent. La première raison est qu’on est au 60e anniversaire des indépendances pour une grande partie des États d’Afrique et de Madagascar . Il y a donc un moment symbolique et historique. Ensuite, la seconde raison est que le temps est arrivé où ceux qui étaient aux affaires ne sont plus acteurs politiques. Ceux qui ont connu cette histoire commencent à s’effacer. Nous sommes dans la dernière génération des témoins. Il était temps d’aller récolter leur parole. Ce qui est assez étonnant, c’est que c’est maintenant qu’ils ont envie de parler, de raconter, de dire ce qui s’est passé. Je pense à ces anciens combattants du MDLM à Madagascar, à des gens du Viet-Minh, du FLN, mais je pense aussi aux anciens combattants, aux colons, à ceux qui, quelque part maintenant, veulent autant parler aux téléspectateurs qu’à leurs petits-enfants de leur histoire. Parce qu’on ne parle pas d’un petit sujet.
On parle de 25 ans d’histoire d’une longue guerre, de l’effondrement d’un empire. Vous avez un empire, cela ne s’effondre pas en deux minutes. Cela a pris du temps. C’est pour ça qu’on a voulu raconter cet effondrement progressif de l’empire colonial français avec ses complexités, tous ces récits intégrés, d’où le « s » à « Décolonisations », en même temps que toute la stratégie qu’il y avait derrière, la pensée politique de l’époque, vers où allaient les Français à l’époque, et puis un temps qui a été incroyable, celui de la guerre froide avec Staline , Castro, Eisenhower… Les gens ont un peu oublié que tout ça se passe aussi dans un contrechamp historique incroyable. C’est le moment où le monde est en train de basculer dans autre chose de nouveau.
Peut-on dire que nous sommes à un moment où la France commence à digérer ses décolonisations ?
C’est le tout début ! Je pense que, pendant 60 ans, la France a valorisé l’amnésie et le silence. On a cru qu’en partant des territoires coloniaux, l’histoire s’arrêtait. C’est comme dans une famille. Il s’est passé une sale histoire. On prend les photos dans une boîte en carton. On met celle-ci au-dessus de l’armoire et trois générations se passent. Aujourd’hui, les jeunes commencent à questionner ce passé. Regardez les statues qui sont déboulonnées. La génération politique n’est pas la même. Nous avons le premier président qui est né après le temps des décolonisations. Nous avons aussi une génération politique beaucoup moins concernée par ce récit. Il y a aussi plein de personnes qui veulent parler. C’est la congruence des effets collatéraux de toute cette histoire. Beaucoup commencent à sentir cette pesanteur du silence qui a duré 60 ans.
On est quand même dans un pays où il n’y a même pas un musée d’histoire coloniale ou des décolonisations pour la raconter. Donc les gens sont demandeurs de quelque chose. En fait, ils sont en train de découvrir qu’ils ne connaissent pas l’Histoire. Si vous demandez à quelqu’un le nombre de morts de la guerre du Cameroun . Je vous rappelle qu’on a eu un Premier ministre qui s’appelle M. Fillon qui nous a dit un jour que le Cameroun n’avait jamais eu de guerre avec la France.
Donc, on en est à un point qui n’est même pas de raconter l’histoire, mais d’expliquer à un Premier ministre français que la France a été en guerre près de huit ans au Cameroun. On part d’un niveau zéro. Donc, aujourd’hui, les gens sont demandeurs. Certains pour leur récit familial de ce qui s’est passé pour leur grand-père qui a été en Algérie, d’autres parce qu’ils sont descendants de la troisième génération de l’immigration maghrébine (Algérie ou Maroc), d’autres parce qu’ils viennent de Madagascar, du Sénégal, et puis des Antilles, de Guyane ou de Polynésie.
Des jeunes me disent : « Mais, nous, pourquoi on n’est pas indépendants ? » Je rappelle aussi qu’on est à la veille d’un référendum en Nouvelle-Calédonie qui parle encore d’indépendance. Tout ça est à la fois loin et proche. En fait, on parle de la France d’aujourd’hui et on découvre que ce moment d’histoire est fondamental.
Quelle a été votre méthodologie pour parler des décolonisations autrement qu’à la manière dont on en parle dans les classes ?
Je rappelle qu’on parle de 7 régions ultramarines, de 43 pays dans le monde, c’est quand même un quart de l’ONU. On s’est dit que l’erreur qu’on fait très souvent quand on regarde cette histoire, c’est qu’on enchaîne les événements de Madagascar, la guerre d’Indochine, puis la guerre d’Algérie. C’est un peu une histoire à la papa. On se rend compte que cette histoire a été construite un peu idéologiquement comme si tout cela n’était pas lié, comme si la guerre du Cameroun ne se déroulait pas en même temps qu’en Algérie. On s’est dit qu’on allait la raconter un peu autrement, un peu comme la Seconde Guerre mondiale. On s’est dit qu’on allait commencer le premier jour de la guerre et qu’on allait s’arrêter le dernier jour de la guerre. Et déjà, avec ça, vous changez tout.
Cela commence en 1943-1944 et se termine en 1967. Déjà, ce ne sont pas les bornes habituelles. Puis, on s’est dit que tout le monde n’était pas devenu indépendant. Donc, on allait aussi raconter l’histoire de ceux qui ne sont pas devenus indépendants. Pourquoi la Polynésie n’est pas indépendante, par exemple. Ensuite, on a regardé les liens qu’il y a entre tout cela. En quoi cette histoire a marqué les Français. Quand on vous dit « 25 ans », vous réalisez que c’est une génération. Il y a une génération qu’on appelle les Trente Glorieuses, c’est en même temps trente ans de guerre.
Elle commence quand la France sort à peine de la Seconde Guerre mondiale, qui commence vraiment pour elle en 1940. Elle va sortir de ses conflits coloniaux entre 1967 et 1968. La dernière grande répression, c’est la Guadeloupe et Djibouti en 1967. Et là, on se dit : « Waouw ! Cela a occupé 30 à 40 % du budget national. Deux millions d’appelés et de réappelés en Algérie. L’armée française a été en guerre en permanence. C’est en fait tectonique. On croit qu’on est des enfants de la Seconde Guerre mondiale, mais on oublie complètement de comprendre qu’on est issu de ces guerres de décolonisation, notamment quand on est issu des immigrations postcoloniales, notamment quand son grand-père a fait la guerre d’Algérie, notamment quand on est simplement français, car cela a changé la France, cela a changé la manière de la France de se penser. Elle était avant dans les quatre coins du monde, elle est redevenue un hexagone, et en même temps, « c’est la fin des colonies, disent certains, sauf pour 17 % des territoires. Personne n’a en tête, parce qu’on ne l’a pas appris à l’école, que c’est une guerre unique, que la France a gardé 17 % de ses territoires et tout ça a été une stratégie pendant 25 ans. Donc, on s’est dit voilà. Ça, c’est ce que l’on va raconter sous cette forme-là.
Puis, deuxième idée qui était importante : pas d’expert, pas d’historien, pas de spécialiste. On voudrait que ce soit ceux qui ont vécu l’histoire des deux côtés du miroir, leurs descendants aussi, enfants ou petits-enfants, qui nous racontent leur histoire : la mémoire d’un côté, l’histoire de l’autre ! Je veux qu’un maquisard du MDRM me raconte son conflit, qu’un appelé de la guerre d’Algérie me raconte sa guerre, qu’une infirmière de Dien Bien Phu me raconte comment cela s’est passé, qu’un général vietnamien me raconte son rapport à la France. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas la parole officielle. Et aujourd’hui, ceux-là sont les derniers témoins. Dans dix ans, ils ne seront plus là. On va donc entendre les derniers acteurs d’une histoire incroyable qui ne s’est pas véritablement écrite en fait, ou lorsqu’elle a été écrite, elle n’a pas été entendue.
L’idée a été, en trois heures, à travers une grande fresque, de pouvoir entendre toutes les mémoires pour, en fait, avoir une histoire
.Je vous propose deux angles d’attaque de cette histoire. D’abord, « Décoloni-sations, une histoire africaine », ensuite « Décolonisations, une histoire française ». Racontez-nous l’une et l’autre.
« L’histoire africaine. » Elle est fantastique, car elle se parle d’abord dans les Afriques. C’est-à-dire qu’on a tendance à dire « les décolonisations africaines ». Question : de quoi parle-t-on ? De Madagascar ? Du Cameroun ? Du Sénégal ? Du Mali ? De l’Algérie ? Du Maroc ? D’un seul coup, vous voyez que l’histoire du Maroc, la manière dont les Marocains racontent leur indépendance, c’est comme si tout cela s’était super bien passé, alors qu’il faut se rappeler qu’il y a eu des maquis, des morts et un long processus. En fait, l’Algérie dévore tout. Elle fait même oublier ce qui s’est passé au Cameroun. Une longue guerre, plus longue que la guerre d’Algérie. Elle fait aussi oublier la Côte d’Ivoire, qui va avoir plus de 1 200 villages détruits dans le Nord, rappelez-vous le splendide film de René Vautier Afrique 50 avec des images incroyables.
La guerre d’Algérie fait oublier toutes les tensions qui existent à l’intérieur de l’Afrique et du RDA (Rassemblement démocratique africain) en Afrique de l’Ouest, par exemple, entre ceux qui veulent l’assimilation et l’intégration dans une sorte de grande fédération, ceux qui veulent la rupture (la Guinée de Sékou Touré), ceux qui vont imaginer au Soudan français un système de fédération avec le Sénégal. Et il va y avoir des ruptures, des visions différentes, comme Houphouët-Boigny qui parle à l’État français. Comme le Gabon qui veut rester un département français. Et puis Madagascar qui vit sous le rappel des massacres de 1947.
On voit bien qu’en Afrique, il n’y a pas eu la décolonisation, voire les décolonisations. Il y a eu, à chaque fois, dans chaque pays, un récit avec parfois des compromissions, des accords, la peur de terminer comme l’autre. La rencontre, par exemple de Houphouët-Boigny et de Mitterrand pour négocier le ralliement du RDA et le désapparentement du Parti communiste avec la phrase mythique de Mitterrand disant : « Voulez-vous connaître le sort de Madagascar ? » Les derniers jeux de brouillage d’empire en 1959 avec cette fédération idéale qu’on imagine, alors que c’est un jeu de dupes absolu entre les Français et les Africains. Tous les Africains savaient qu’ils voulaient construire leur pouvoir à ce moment-là et leur indépendance.
Et les Français savaient déjà qu’ils préparaient la Françafrique. Mais, quelque part, le jeu de billard des Français, c’est de se dire : « Est-ce que partout on va mettre des hommes à nous ? » Cette histoire se révèle tout d’un coup en montrant que l’Afrique de ces années 1958-1959-1960, qui s’est construite dans la décennie précédente à travers notamment le combat du RDA et du MDRM à Madagascar, prépare totalement l’Afrique des 20 ans qui vont suivre. Parce que quand Ahidjo est choisi au Cameroun, c’est une histoire de 20 ans qui s’écrit. Quand Senghor est choisi au Sénégal, c’est également une histoire de 20 ans qui s’écrit. Tout cela s’écrit dans ce moment-là. Et en même temps, les Africains ont eux-mêmes une forme de mythologie du combat en oubliant complètement les débats internes, les négociations, les jeux de dupes, les opposants politiques qui ont été évacués, la manière dont les Français n’ont pratiquement placé que des hommes à eux, et quand ils ne l’ont pas fait à ce moment-là, ils l’ont fait après. Comme au Togo en 1963 en aidant le chef d’État à disparaître de la scène politique en étant tué.
C’est-à-dire que là on comprend qu’il va se passer quelque chose parce que les indépendances ne s’arrêtent pas en 1960. D’ailleurs, elles commencent en 1958 avec la Guinée de Sékou Touré, où, là, les Français comprennent qu’il va falloir être très subtil pour garder de l’influence. Et elles continuent jusqu’aux années 1965-1966-1967 avec les interventions militaires, avec la reprise en mains de certains pays, avec l’écroulement économique d’autres, le Mali et la Guinée, par exemple. Et alors on se dit qu’il y a en fait une rupture en 1960, mais cette rupture, elle est beaucoup plus complexe parce qu’elle a commencé avant 1960 et qu’elle va se poursuivre après. Déjà, du côté africain, il s’agit de réécrire une page qui a été mythifiée, car elle a légitimé les États nouveaux, les frontières. Et en fait, on a très peu touché à la mythologie politique : l’organisation des élections de 1958, par exemple, comment les Français achètent les voix, à part en Guinée, où ils échouent.
Toutes ces questions vont aussi réécrire la manière dont les indépendances s’écrivent.
Du côté français, on croit encore qu’on a donné l’indépendance à l’Afrique. Grand geste ! La France a aboli l’esclavage, donné l’indépendance à l’Afrique comme si les Africains n’avaient pas été partie prenante de leur indépendance. C’est fantastique parce que c’est « On octroie les indépendances ». Ce terme est fantastique parce que cela signifie que la France s’est dit : « Vous avez raison ! Allez, on vous donne l’indépendance. On vous a bien formés. Vous êtes prêts pour partir. »
Des deux côtés, ce sont des mythes. Cela ne s’est pas passé comme cela.
Voilà ce que les téléspectateurs vont découvrir dans notre documentaire. C’est que rien ne s’est passé comme notre mythologie en Afrique et en France raconte le récit. Et quand on va derrière la mythologie, on se rend compte que c’est un moment charnière, et que l’histoire est un tout petit peu plus complexe, et que souvent ceux qui ont mené les armes ou les combats ne sont pas forcément ceux qui ont été au pouvoir. On se rend compte aussi que toute cette génération a été formée dans le combat politique français. D’où vient Houphouët-Boigny ? D’où vient Senghor ? Si ce n’est que ce sont de purs produits, des hommes politiques de la IVe République. Et cela nous fait regarder ce fort moment de négociations de la loi-cadre de 1956, après de fortes répressions du RDA, jusqu’aux indépendances, qui verront treize États africains accéder officiellement à la souveraineté, avec des yeux complètement différents.
Donc, en toile de fond, vous savez l’adage qui dit que « Si tu n’es pas sage, tu vas avoir le martinet », c’est le Cameroun. Le Cameroun est l’emblème même, avec la répression féroce qui a eu lieu contre l’UPC et la guerre que vont mener les Français, de dire à chacun « Attention ! Si tu sors de la ligne que la France a tracée, tu peux connaître le sort du Cameroun » et avant lui, celui des Malgaches de 1947. Et là, on se dit, si vous ajoutez à cela la guerre froide, l’Union soviétique, les relations avec Cuba, on se dit que cette histoire est l’un des effets collatéraux d’une histoire incroyable de la guerre froide où les Français ont joué leur rôle avec une seule idée en tête : comment on garde le pouvoir tout en le rendant. Le pire, c’est qu’ils ont trouvé comment faire.
Alors « Décoloni-sations, une histoire française » maintenant !
Ce qui est intéres-sant dans l’histoire française, c’est que cela n’existe pas dans la mentalité collective. Si vous demandez à un jeune enfant à l’école en France « Quelle est la plus longue guerre de la France au XXe siècle ? », il ne va pas vous répondre la décolonisation. Il va certainement vous parler de la Seconde Guerre mondiale et ne va, à aucun moment, vous parler de la décolonisation. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas une guerre déjà, cela n’existe pas. L’État français a vraiment fait fort, car il a fait croire qu’il n’y avait pas de guerre à ce moment-là. Ensuite, c’est un impensé dans l’histoire de France, car c’est un moment de violence, de brutalité continue qui a cannibalisé les ressources du pays. Rappelez-vous l’abbé Pierre qui disait : « On oublie nos pauvres en faisant la guerre en Indochine. » Et on se souvient tous des déclarations de l’abbé Pierre, mais ce qu’on a complètement oublié, c’est que c’était lié à la guerre d’Indochine. Parce que l’argent partait à la guerre. Il ne partait pas pour aider nos pauvres pendant l’hiver pour les sauver.
D’un seul coup, on mesure que cela a traversé une société et brisé une génération. Pour la génération de mon papa ou de mon beau-père, c’est la génération de la guerre d’Algérie. Ce sont plus de deux millions de Français, jeunes hommes, qui vont faire en tant qu’appelés ou réappelés la guerre d’Algérie. Et derrière, en rentrant, c’est le silence pendant 60 ans. Ils ne parlent pas. Ils n’ont pas raconté l’horreur, ni une défaite, ni l’Algérie. Parce qu’ils ont pensé que les autres ne pouvaient pas les comprendre, et ils ont eu raison. Les autres ne pouvaient pas les comprendre. Ils ne pouvaient pas imaginer ce qu’ils ont fait là-bas au nom de la République. Ils ne pouvaient pas imaginer jusqu’où cela a été, au nom de la République. Et eux, ils le savent. Ils ont été en première ligne et, en plus, ils sont rentrés, ils avaient perdu. Vous imaginez : vous avez dépassé le stade de l’humanité, vous avez connu la violence ultime, vous savez que vous avez été barbares au nom de la République et, en plus, quand vous rentrez, on vous regarde comme un « has been » parce que vous avez perdu la guerre. Vous êtes brisés. Et des deux côtés, l’histoire était en silence.
C’est-à-dire ceux qui sont venus vivre en France, qui sont aujourd’hui français avec leurs enfants. Quand ils sont arrivés dans les années 1960-1970, ce qui est un paradoxe, pour vivre dans la métropole coloniale. À titre de comparaison, c’est comme si 6 à 7 millions de Français étaient partis vivre en Allemagne en 1946. Ils n’ont pas raconté l’histoire à leurs enfants. « Comment tu vas m’expliquer, papa ou maman, que tu es venu vivre dans l’ex-puissance coloniale ? » Eh bien, tu ne racontes pas. Tu tournes autour parce que tu veux que tes enfants construisent leur destin en France. Tu te dis que la meilleure manière pour qu’ils s’épanouissent quand ils font des études supérieures, ce n’est certainement pas de leur raconter l’histoire de la décolonisation. On va donc éviter le sujet. On a ainsi à faire avec une France qui ne va écrire l’histoire pour personne. De fait, chacun va la mythifier. Les gaullistes comme ayant octroyé les indépendances, l’extrême droite va te dire qu’on a perdu la grandeur de la France, c’est pour cela que Jean-Marie Le Pen a créé le Front national, et puis la gauche, très embêtée (Guy Mollet, François Mitterrand) n’a quand même pas sauvé l’honneur. Heureusement, il y a eu Pierre Mendès France et Michel Rocard. Mais la gauche va observer un grand silence sur cette question. Elle oublie complètement la trahison du Parti communiste qui vote les pleins pouvoirs en Algérie et de la gauche socialiste qui trahit complètement ses valeurs. Donc, tout le monde a intérêt à se taire.
Ce silence, c’est ça. Pour nous Français, la décolonisation, ça n’existe pas. En fait, on est partis de là-bas et c’était écrit comme ça. Non, rien n’était écrit. Les Français sont allés jusqu’au bout. Qu’ils soient de droite ou de gauche. La République a été jusqu’au bout dans la guerre avec une idée simple : « On va en garder un bout. » Tout le monde oublie que la France en a gardé un bout, car tout le monde dit que la décolonisation s’est achevée en 1962. Non ! À ce moment-là, il reste encore Djibouti, les Comores, la Guadeloupe, la Martinique, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie. Il reste 17 % de l’empire. La France a fait différemment de l’Allemagne, du Portugal, de la Grande-Bretagne, qui ont plié bagage en laissant tout. Parce qu’elle a pensé que son honneur, sa grandeur, c’est d’avoir un empire. Il ne faut pas oublier que, quelque part, la France ne se perçoit pas comme étant sortie héroïquement de la Seconde Guerre mondiale. L’armée française a été humiliée en 1940. Elle a besoin de retrouver son rang de grande puissance, d’inventer la bombe nucléaire, d’abord testée en Algérie, avant Mururoa, en Polynésie. Elle a besoin de montrer qu’elle pèse dans le jeu du monde.
Donc l’empire, c’est la seule arme de De Gaulle et pour ses successeurs pour exister. Donc la France ne peut pas abandonner l’empire. Et cette idée électorale d’aller devant des populations qui vont voter en disant : « Nous partons des colonies », elle est impossible. Donc, elle sait qu’elle va devoir partir, mais en sauvegardant le plus sans jamais le dire. Elle sait qu’elle n’a pas les moyens de développer l’action sociale dans les colonies. Tout le monde est très lucide, mais on ne peut pas le dire. C’est comme un secret de famille que tout le monde connaît, mais que personne ne dit. Cela a duré 25 ans. C’est pour cela qu’on a du mal à écrire cette histoire aujourd’hui. L’explication : elle est un paradoxe absolu sur le présent, sur les valeurs de la République, sur la guerre, sur la France qui aurait dû construire autre chose. Posez-vous la question de savoir pourquoi l’Allemagne est plus développée que la France aujourd’hui ? En termes d’infrastructures et de modernisation, la France a loupé 25 ans de son histoire parce qu’elle a mis l’argent ailleurs, à faire la guerre.
Ce ne sont pas de petits sujets, car les répercus-sions sont économi-ques, macroéconomiques, sur le développement du pays, sur la puissance, sur le nucléaire, sur Ariane qui est aujourd’hui en Guyane, l’immigration postcoloniale et ses questionnements mémoriels, les guerres d’indépendance, le rapport à l’Algérie, l’histoire de la Françafrique… Toutes ces questions trouvent aussi leurs sources dans ce moment-là. Donc, une histoire commune France-Afrique s’écrit à ce moment-là. Oui, la France va partir, mais elle va rester ! La France a pensé sa manière de préparer l’après. Et cela a donné le franc CFA, les relations spécifiques, les chefs d’État mis en place, les relations particulières, les sommets de la Francophonie, les discours de Mitterrand, les voyages extraordinaires de Valéry Giscard d’Estaing avec ses chasses, ceux de Jacques Chirac… C’est dans les années 1950 que va se fabriquer la manière de garder le pouvoir sur l’autre tout en lui faisant croire à l’illusion de l’indépendance. C’est pour cela que les décolonisations nous parlent beaucoup aujourd’hui.
Comment toute cette construction, toute cette réalité, impacte-t-elle l’histoire sociale de la France d’aujourd’hui ?
Quand vous êtes un jeune Français aujourd’hui, originaire de Bretagne comme moi, d’une autre région de la France, des Antilles ou d’une ex-colonie française, il vous manque une clé d’explication. Comment est-on passé de la colonisation, un autre temps, à la France d’aujourd’hui ? Entre les deux, il découvre qu’il y a un vide. Parce que personne ne l’a raconté, ni dans les familles, ni dans l’État, ni à l’école, pas beaucoup au cinéma. Dans la culture générale, on mythifie la chose, et ce, des deux côtés. Donc, chacun fait son propre fantasme. En redécouvrant quelque part cette histoire, on commence à créer le lien entre ce qui s’est passé, une fracture d’une violence absolue, et maintenant.
Car la question qui s’impose très vite est « Comment a-t-on décolonisé ? » C’est le comment qui fait vraiment l’histoire du divorce entre la France et ses anciennes colonies. C’est cela qui livre un récit, vous raconte qui vous êtes aujourd’hui, votre personnalité, votre manière de penser le monde, la relation qu’on peut avoir. Et vous réalisez que c’était beaucoup plus compliqué. Dans chaque colonie, il n’y avait pas d’unanimité, loin de là. En Algérie, le Front de libération nationale (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj ont cohabité, et pas toujours dans les meilleurs termes. Au Cameroun, les partisans de l’Union des populations du Cameroun (UPC) de Ruben Um Nyobe étaient opposés à l’Union camerounaise d’Ahmadou Ahidjo… Tout cela pour dire que ce n’était pas l’unanimité du côté des colonisés. Ils n’avaient pas tous la même vision : socialistes, pas socialistes, de gauche, partisans de rester dans la France, indépendantistes… C’est aussi une histoire d’ex-colonisés où il y a des gagnants et des perdants, une histoire où tout le monde n’est pas du bon côté de l’histoire, une histoire où certains n’ont pas eu le droit de la raconter, une histoire réduite à une toute petite feuille de vigne dans les manuels scolaires alors qu’en fin de compte elle occupe un grand espace politique.
D’un seul coup, on se rend compte que c’est notre histoire, celle de nos grands-parents, qu’on ignore et surtout qu’on a du mal à comprendre. Quand vous vous mettez à réfléchir que votre grand-père à l’âge de 20 ans est parti faire la guerre en Algérie ou est monté dans les maquis du pays bamiléké, vous ne racontez pas la même histoire de la famille, ni la même traçabilité, le même rapport à la France ou à votre pays d’origine, le Cameroun. Vous comprenez quand vous voyagez pourquoi pour un Français au Cameroun, cela peut être chaud. Ce n’est pas du tout le même rapport que quand vous êtes au Sénégal. Ce n’est pas la même histoire au Maroc et en Algérie. Si vous racontez l’histoire coloniale, les Marocains l’ont totalement mythifiée comme s’ils avaient maîtrisé la présence des Français. Ils ne vont pas vous raconter les problématiques et les grèves réprimées en 1947, en 1949 et en 1953, l’histoire du sultan amené en Corse, puis à Madagascar. Tout cela est peu évoqué. Parce qu’ils ont réécrit leur histoire. Par contre, les Algériens ne parlent que de cela. « Ah, ces Français, ce qu’ils ont fait ! » Parce que tout l’État algérien FLN s’est bâti sur la révolution comme si, d’ailleurs, avant le FLN, il n’y avait pas d’histoire de l’Algérie. Et là, on se dit, tout ce que je crois, le peu qu’on m’a dit, en fait, c’est faux. Ce sont des mythes.
Maintenant, vous avez des générations qui vont derrière les mythes, qui vont commencer à comprendre qui elles sont. Notamment à se dire que le rapport de leurs grands-parents à la France était quand même particulier. De quoi se dire : « Je comprends beaucoup mieux l’histoire de ma famille » ; « Je comprends pourquoi le grand-oncle ne parlait pas le dimanche à table quand on parlait de l’Algérie » ; « Je comprends pourquoi quand j’ai épousé une jeune Algérienne, mon grand-père a eu beaucoup de mal » ; « Je comprends pourquoi mon grand-père a un jour pleuré à la maison quand il a voulu nous raconter son voyage à 20 ans en Algérie » ; « Je comprends beaucoup mieux l’histoire de ces gamins qui peuvent avoir une forme de dureté face à la France sans forcément savoir d’où ça vient »… C’est tout ça qu’on arrive à expliquer. Pourquoi des gamins démontent des statues avec des figures coloniales. C’est inexplicable pour certains, mais eux savent pourquoi. Tout ça, si vous n’avez pas les clés d’explication de ces moments qu’ont été les décolonisations, ce sont 25 ans d’histoire que vous ne comprenez pas. C’est tectonique. C’est cinq fois la Seconde Guerre mondiale en termes de temporalité. Cela nous fait dire que ça a dû compter un peu puisque nous sommes des enfants de l’Histoire.
S’il fallait une phrase en apposition du mot « Décolonisations », quelle serait-elle, selon vous ?
Pour citer un témoin qui est dans la bande-annonce du documentaire, je dirais : « Décolonisations, on n’écrit pas l’Histoire avec une gomme ». Et elle a ajouté qu’« il va falloir qu’on regarde tout » de ce qui s’est passé pendant ces décolonisations. Ce témoin, alors qu’elle avait 20 ans, a déposé une bombe dans un café à Alger, une bombe qui a coûté à une fillette aujourd’hui adulte ses deux jambes. À l’occasion du documentaire, elles se sont rencontrées.