Vues:
1 065
Réalité du communitarisme religieux
Apparu dans les années 1990, le terme de communautarisme désigne toute forme d’auto centrisme d’un groupe religieux ou ethnique valorisant ses différences avec le reste de la société. Dans leur livre «Réalité(s) sur les communautarisme(s) religieux» les universitaires Jeremy Guedj et Anne-Laure Zwilling ont tenté d’analyser ce phénomène qui, selon eux, ne saurait expliquer à lui seul toutes les difficultés de notre temps. Par Marine Carballet
Comment appréhender la notion de communautarisme religieux aujourd’hui? D’où vient-elle?
Jérémy GUEDJ.- En France, la notion de communautarisme, au sens que nous lui prêtons aujourd’hui dans les sciences humaines et sociales ainsi que dans le débat public, remonte environ aux années 1990. L’apparition du terme a en un sens accompagné la réalité qu’il se proposait de décrire. Dans l’ouvrage auquel vous avez la gentillesse de vous intéresser, Philippe Portier rappelle l’émergence tardive de la notion: jusqu’aux années 1990 justement, le terme de «communautarisme» se rapportait avant tout à l’expérience européenne qui se construisait autour de communautés comme la CECA ou la CEE. Par la suite, avec pour toile de fond lointaine la querelle philosophique entre «libéraux» et «communautariens» outre-Atlantique, il en vint à designer, dans le sens commun, toute forme d’auto-centrisme d’un groupe religieux et/ou ethnique valorisant ses différences avec le reste de la société. Le terme de communautarisme avait donc – et conserve – un objectif critique puisque le repli pouvait entraîner une forme d’isolement – on parle aujourd’hui de «séparatisme» – menaçant l’unité de la nation.
À condition de le définir et d’en faire un usage qui ne soit pas illimité, sans quoi il n’aurait plus aucune valeur, il nous permet de comprendre certains enjeux majeurs que doit affronter notre société.
Étudier le communautarisme religieux n’a paradoxalement rien d’une évidence tant font rage les débats idéologiques et scientifiques sur la valeur et l’intérêt de la notion elle-même. Avec ma collègue Anne-Laure Zwilling, qui a mené un programme interdisciplinaire sur les constructions et déconstructions du communautarisme religieux, nous avons décidé de reposer les bases de la réflexion. Tout mot ne peut que réduire la complexité de la réalité, mais, malgré ses imperfections, nous n’avons pas repoussé le terme de communautarisme comme inopérant. À condition de le définir et d’en faire un usage qui ne soit pas illimité, sans quoi il n’aurait plus aucune valeur, il nous permet de comprendre certains enjeux majeurs que doit affronter notre société. Il nous a d’ailleurs semblé utile et important de s’interroger sur une variété de communautés religieuses, y compris non minoritaires: c’est pourquoi deux auteurs réfléchissent notamment sur l’éventualité d’un communautarisme catholique et d’un communautarisme protestant. La question mérite d’être reposée à l’heure d’une recomposition inédite du religieux en France.
Le communautarisme religieux se conçoit-il de la même manière dans tous les États?
Le mot et la réalité sont intimement liés aux traditions politiques, culturelles, sociales et, bien sûr, religieuses des États. L’idée est si évidente qu’on finit par l’oublier: la perception et la réalité du communautarisme dépendent de la manière dont les communautés s’auto-identifient, dont elles s’articulent avec la société et dont celle-ci, au sens large, les considère. Or, en la matière, il existe presque autant de «modèles» que d’États ou de nations. Notre ouvrage se penche principalement sur le cas français, et propose une comparaison avec la Belgique mais aussi, par exemple, avec les modèles canadien et américain, très différents du nôtre. Il existe en France une très forte spécificité du rapport entre l’État, la société et ses communautés, religieuses notamment, en raison d’un fort attachement à l’universalisme qui voit dans chaque individu avant tout un citoyen et non le tenant d’un groupe ou d’une communauté, et de la laïcité. Pour autant, l’État et la société n’ignorent pas toute appartenance personnelle ou communautaire. C’est là que se situe la position d’équilibre souvent difficile à tenir. Et à comprendre.
Les gouvernements successifs et les pouvoirs publics ont constamment, et d’une manière de plus en plus évidente, dû tenir compte de ces différentes appartenances religieuses.
Quelle est la politique de l’État face au communautarisme religieux? A-t-il les moyens de le contrôler?
Il me semble que c’est autant d’État que de République qu’il faut parler ici. Reprenons l’article 1er de notre Constitution: «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.» À ce titre, l’État ne saurait traiter, on l’a dit, les individus autrement que des citoyens. Mais il ne peut non plus ignorer les appartenances, religieuses en particulier. Les gouvernements successifs et les pouvoirs publics ont constamment, et d’une manière de plus en plus évidente, dû tenir compte de ces différences. L’idéal d’assimilation qui concernait certaines minorités religieuses, juive et musulmane précisément, a cédé la place à l’impératif de l’intégration puis à la valorisation des différences depuis les années 1980. Ce qui relevait d’abord du discours et modifiait un modèle politique et philosophique s’accompagne, souvent à l’échelon local, de transactions – on a parfois parlé de «négociations» – allant dans le sens d’une attention prêtée à la «diversité» des situations et des communautés. Faut-il y voir des «accommodements», selon le terme en vigueur au Canada? Sans doute, mais ils existent de longue date. Un glissement vers le multiculturalisme? Rien n’est moins certain, car, au sens strict, il s’agit d’une reconnaissance des individus en fonction de leur appartenance à un groupe, ce qui est contraire à la tradition républicaine qui insiste sur le commun. Les indicateurs précis montrent que le communautarisme n’est pas un phénomène massif au sens strict, ce qui n’exclue pas, comme des études locales l’ont montré, l’existence de groupes soumis à un repli interne, voire à un contrôle externe, se distinguant par un rigorisme religieux. La logique communautariste, qui s’accompagne souvent d’une atteinte à la laïcité, est quant à elle plus étendue et relève plutôt d’un état d’esprit qui ne sait ou ne veut conjuguer l’appartenance communautaire avec l’appartenance à la communauté nationale, à l’heure de l’affaiblissement des desseins collectifs et du modèle républicain qui peut être interrogé, comme le montre Sophie Guérard de Latour dans l’ouvrage. On envisage souvent des mesures pour «lutter contre le communautarisme», mais cela ne résout pas le problème de la perte de repères communs chez ceux dont l’appartenance spécifique constitue le seul horizon. Les questions religieuses, politiques et sociales sont intimement liées.
Pierre-André Taguieff nous invite à « distinguer le communautarisme absolu du communautarisme relatif, limité ou tempéré ». Dans un cas, il y a une forme d’(auto-)exclusion, dans l’autre un regroupement sur la base d’affinités et d’intérêts communs.
Si chacun, tant qu’il ne nuit pas à autrui doit pouvoir exprimer ses opinions, jusqu’où doit s’arrêter le communautarisme?
Pierre-André Taguieff a parlé, dans une formule désormais célèbre, du communautarisme, comme d’un «opérateur d’illégitimation». Parler de communautarisme relève plus de l’accusation que de la description. Il s’avère donc difficile de répondre à votre question car cela reviendrait à reconnaître au communautarisme un fonctionnement qui relèverait de la normalité. Cela dit, Pierre-André Taguieff nous invite également à «distinguer idéalement le communautarisme absolu du communautarisme relatif, limité ou tempéré». Dans un cas, il y a une forme d’(auto-)exclusion, dans l’autre un regroupement sur la base d’affinités et d’intérêts communs, ce qui est tout autre chose. L’un des biais desquels nous avons cherché à nous démarquer dans l’ouvrage réside dans la confusion entre ce qui est communautaire et ce qui est communautariste. Ce sont là deux phénomènes bien différents. Plutôt, donc, que de se demander où doit s’arrêter le communautarisme, on peut se demander où s’arrête le lien communautaire le plus acceptable et où commence celui qui refuse les valeurs de la République.
Les communautés sont-elles nécessairement hostiles les unes aux autres?
Il n’y a bien sûr, et heureusement, aucune nécessité de ce type. N’oublions pas qu’une communauté – sauf à l’envisager sous l’angle de son organisation institutionnelle qui pose le problème de la représentativité – est avant tout composée d’individus libres de choisir leur identité et, donc, leur appartenance à ladite communauté. Comme ils peuvent en sortir. Postuler un lien indéfectible entre un individu et une communauté relève de l’essentialisation ou d’une perception politique et culturelle aussi réductrice que dangereuse car elle prive chacun de sa liberté. On ne peut nier pour autant les heurts, voire les affrontements, qui opposent bien trop souvent les membres d’une «communauté» à une autre ; les combinaisons sont infinies. N’oublions pas non plus le phénomène de la concurrence des mémoires, qui traduit la dérive d’un processus historique – car la mémoire a une histoire – à l’origine louable et salutaire.
« Notre pays n’est pas et ne sera jamais l’addition de communautés juxtaposées. Le bien public n’est pas, et ne sera jamais, l’addition d’intérêts particuliers ».
Outre que cette réalité comme la façon de la nommer traduisent une parcellisation de l’appartenance nationale et mêlent identité privée et identité publique, il faut y voir, cette fois, l’effet d’un processus de communautarisation qui progresse. Fin 1997, Jacques Chirac disait: «Notre pays n’est pas et ne sera jamais l’addition de communautés juxtaposées. Le bien public n’est pas, et ne sera jamais, l’addition d’intérêts particuliers». En octobre 2018, Gérard Collomb quittant l’hôtel de Beauvau, lançait: «Aujourd’hui, on vit côte à côte, demain je crains qu’on ne vive face à face». Tous deux pointaient, entre autres exemples et à vingt ans d’écart, le risque d’éclatement national. L’erreur serait grande de réduire cela au communautarisme religieux, tant d’autres dimensions jouent à plein. L’objet de notre livre, qui s’en tient à son strict objectif scientifique et fait voisiner plusieurs disciplines et points de vue sur le sujet, est aussi de permettre, du moins nous l’espérons, de montrer que la notion ne saurait expliquer à elle seule toutes les difficultés de notre temps.
Y a-t-il un communautarisme religieux plus belliqueux que les autres?
Le communautarisme, en tant que tendance au repli, est plus un signe qu’une cause. Il peut aussi être une conséquence: dans l’ouvrage, Pierre Birnbaum montre ainsi que l’antisémitisme et les violences graves dont sont victimes nombre de Juifs ont accentué une certaine tendance à la communautarisation, fruit du désarroi et de l’infécondité des réponses, réelles, proposées par l’État. Alors que les Juifs avaient représenté, depuis leur émancipation, l’exemple d’une intégration réussie, la Shoah venant modifier leur auto-identification. De la même manière, Frédéric Gugelot montre que la recomposition du religieux en France pousse certains catholiques à se penser comme une minorité, ce qui pose la question nouvelle de leur perception comme «communauté». Aujourd’hui, le débat sur le communautarisme se focalise essentiellement sur l’islam, ce qui engendre des débats excessifs: à ceux qui voient le communautarisme partout, alors que ceux qui se revendiquent musulmans ne sont pas plus monolithiques que les tenants d’autres religions, s’opposent ceux qui nient strictement toute réalité communautariste, au motif qu’il s’agirait d’un fantasme destiné à montrer du doigt une seule minorité. La réalité n’est jamais à chercher aux extrêmes. Sans doute faut-il rendre au terme de communautarisme sa validité mais aussi sa portée interprétative, plus limitée que ne le voudraient certains slogans politico-médiatiques. L’angle religieux permet en revanche de poser une question cruciale et de large portée: comment comprendre le besoin de communauté qui touche une partie importante de notre société?
Peut-on dire que depuis les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper casher en 2015, il y a eu une montée des communautarismes et des replis identitaires en France?
Ces terribles attentats ont évidemment accéléré les réactions et replis identitaires de toutes sortes ; ils n’en ont pas été le déclencheur puisque ces questions se posent depuis des décennies. On voit aujourd’hui à quel point la question de savoir qui est Charlie et qui ne le serait pas témoigne de lignes de fractures identitaires importantes. Cela relève cependant plus d’une dimension politique que religieuse même si les deux sont souvent imbriquées, l’une et l’autre pouvant mutuellement s’instrumentaliser. Nombre de nos concitoyens, il faut le rappeler, vivent une foi et leur pratique religieuse qui épouse une vie sociale et culturelle large ; d’autres, le livre le montre, peuvent également revendiquer une appartenance découplée d’une pratique assidue à une communauté confessionnelle. L’évident regain à l’oeuvre a hélas aussi pour effet d’appauvrir le débat en ne retenant que ses expressions les plus extrêmes. L’enjeu n’en est pas moins de taille.
Couverture de Réalité(s) du communautarisme religieux, sous la direction de Anne-Laure Zwilling, Jérémy Guedj, CNRS Édition. CNRS EDITIONS
Jérémy Guedj est Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Côte-d’Azur, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC). Il a co-écrit avec Anne-Laure Zwilling Réalité(s) du communautarisme religieux (CNRS Éditions).