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Cinq siècles de révoltes, de guerres, de carnages entre les deux peuples
Après quatre cents ans de domination ottomane, les Grecs menèrent, au long du XIXe siècle, une longue guerre de libération nationale. Exprimée par Victor Hugo et lord Byron, la solidarité avec le peuple grec fut la grande cause du romantisme. Par Pierre Feydel
POURQUOI ON EN PARLE ?
Delacroix Eugène 1798–1863. “Scènes des massacres de Scio”, 1824. Paris, Musée du Louvre.
Erdogan sait entretenir les haines. L’islamisation de la basilique Sainte-Sophie, au cœur d’Istanbul, et celle de l’église Saint-Sauveur, dans ses faubourgs, sont autant de camouflets pour les Grecs. Un rappel de la prise de Constantinople, l’ancienne Byzance, capitale d’un empire dont la langue officielle était le grec. Des humiliations bien plus insupportables que la revendication des gisements sous-marins de pétrole ou de gaz en mer Égée par Ankara, alors qu’Athènes les estime dans ses eaux. Cinq siècles de révoltes, de guerres, de carnages entre les deux peuples semblent n’avoir jamais suffi. Le dernier massacre n’est pas si loin. Le 5 septembre 1955, à Salonique, une bombe explose au consulat turc, lieu de naissance de Mustafa Kemal Atatürk. Une provocation des services spéciaux de l’armée turque que dénonce la police grecque. En vain. Le lendemain, le quartier grec d’Istanbul est investi par des émeutiers qui pillent, violent, ou rouent de coups les Grecs et incendient les maisons et leurs commerces. Ce pogrom n’épargne ni les Arméniens, ni les juifs. On relève une cinquantaine de morts. La communauté grecque de la cité compte alors 135 000 membres. Cinquante ans plus tard, il en reste à peine plus de 2 000.
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Victor Hugo est encore un jeune homme blond, imberbe. Il a deux passions, Adèle, une amie d’enfance, et la poésie pour laquelle il commence à être apprécié. C’est alors un royaliste convaincu. Il a à peine 20 ans lorsque se produit, en 1822, le massacre de Chio, qui bouleverse l’Europe. Quelques années plus tard, il publie les Orientales un recueil d’œuvres où les drames grecs sont évoqués : « Les Turcs sont passés là. Tout est ruine et deuil./ Chio, l’île des vins n’est plus qu’un sombre écueil. » En mer Égée, cette terre d’à peine 842 km2 n’est pas très loin des côtes turques. Un endroit prospère. Les Grecs se sont révoltés contre le sultan en mars 1821. Un an plus tard, ils tentent de gagner l’île à leur cause. Les notables hésitent à s’engager.
Pour leur forcer la main, 2 000 partisans grecs débarquent. Kara-Ali, l’amiral de la flotte ottomane, organise la contre-offensive. L’accompagnent 30 000 volontaires appâtés par le butin. Les troupes grecques se retirent. Aussitôt le massacre commence. Sur un peu plus de 100 000 habitants, 25 000 sont tués, 45 000 emmenés en esclavage. Trois mois plus tard, le capitaine Constantin Kanaris lance un brûlot qui coule le vaisseau de l’amiral ottoman. Kara-Ali et 2 000 marins turcs perdent la vie dans le naufrage. Un nouveau héros grec est né. Et la vengeance, cet impératif moral balkanique, satisfaite. Mais rien n’est fini. Tout commence dans ce conflit sauvage.
« Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus, je veux de la poudre et des balles. » L’enfant du poème de Victor Hugo va rallier toute l’opinion publique européenne à sa cause. Sans doute parce que les massacres ottomans révulsent l’opinion, mais aussi parce que cette rébellion est celle de la liberté des peuples, du réveil de ces nationalités qui secouent tout au long du XIXe siècle le vieux continent, jusqu’à provoquer la Première Guerre mondiale.
Les Turcs ont envahi la Grèce dès le XVe siècle. Ils n’ont pas cherché à convertir les orthodoxes. Même si les chrétiens n’ont pas tout à fait les mêmes droits que les musulmans. Ils y ont donc installé une administration qui a, au fil du temps, perdu de son efficacité, laissé des potentats locaux abuser de leur pouvoir, augmenter la pression fiscale et s’avérer incapables de garantir la sécurité. À cette déliquescence s’est ajoutée la propagation des idées de la Révolution française, qui font leur chemin dans la bourgeoisie grecque.
“LA LIBERTÉ OU LA MORT”
Officiellement, la guerre d’indépendance grecque commence le 25 mars 1821. Au monastère d’Aghia Lavra, à Kalavryta, au nord du Péloponnèse, lorsque l’archevêque orthodoxe de Patras et 5 000 paysans font fuir les cavaliers turcs venus arrêter le métropolite. Voilà l’indépendance grecque proclamée.
En réalité, les membres de la société secrète révolutionnaire l’Hétairie, d’inspiration carbonariste (du nom de cette organisation clandestine, née en Italie, libérale, républicaine et anticléricale) ont déjà provoqué des troubles sur la côte nord du Péloponnèse. En janvier 1822, à Épidaure l’indépendance est proclamée par 59 représentants des régions soulevées. Le drapeau à croix blanche et à bandes bleues et blanches est arboré ; la devise du futur État grec proclamée : Elefthería í thánatos « La liberté ou la mort ».
Les insurgés remportent quelques succès dès les premiers mois et exécutent des Turcs. À Tripolizza, en plein Péloponnèse, 12 000 musulmans sont massacrés. En riposte, des Grecs sont tués à Istanbul, à Salonique, à Smyrne et dans d’autres cités. Le patriarche de Constantinople, Grégoire V chef de l’Église orthodoxe grecque, sera pendu. Son corps est exposé trois jours, puis livré à la foule. La guerre d’indépendance prend aussi des allures de guerre sainte.La réaction ottomane ne s’est pas fait attendre. Les troupes du sultan Mahmoud IIréoccupent le nord de la péninsule. Ce qui n’empêche pas les rebelles de poursuivre leurs opérations, d’où le drame de Chio.
La férocité de la répression turque révulse. La Grande-Bretagne menace de rompre ses relations diplomatiques avec la Sublime Porte. En Russie, le prince Golitsyne réunit des fonds pour aider les victimes, racheter des esclaves. En 1824, le roi Charles X achète pour le Louvre la toile d’Eugène Delacroix Scènes des massacres de Scio. Et le mouvement philhellène de soutien aux Grecs se propage à travers toute l’Europe. On y retrouve des libéraux qui seront en France sur les barricades de 1830 et plus tard animeront en Europe les révolutions de 1848. Mais aussi des chrétiens solidaires des orthodoxes martyrisés, d’anciens soldats de Napoléon qui veulent prendre leur part aux luttes pour la liberté, des intellectuels, des artistes, des figures du romantisme.
CIVILISATION CONTRE BARBARIE
Pour autant, les puissances ne veulent pas bouger. Après la chute de Napoléon, la Sainte-Alliance et ses congrès ont gelé les frontières des États européens et la nature de leur régime. Le but est simple : empêcher toute guerre, mais aussi toute révolution. Le prince Metternich, gendarme de l’Europe, est très attaché à cette chape de plomb qui écrase la liberté des peuples. Avec un stupéfiant mépris, le chancelier de l’Empire austro-hongrois lance un jour : « Les Turcs sont de fort bonnes gens. Ils égorgent les Grecs. Les Grecs leur coupent la tête. La révolution grecque est une question hors de civilisation. Que cela se passe là-bas ou à Saint-Domingue, c’est la même chose. » Mais ce que n’a pas prévu l’éminent diplomate, c’est que l’ampleur des tueries ottomanes créée une violente émotion qui va servir de catalyseur. Les comités philhellènes jaillissent partout en Europe.
Ce sont d’abord des comités suisses et allemands qui donnent le ton. Puis le centre de gravité du philhellénisme gagne Londres, Paris. Les amis des Grecs s’organisent partout, aux Pays-Bas, en Italie, en Scandinavie, en Prusse. Le choix est simple : la civilisation contre la barbarie. D’ailleurs, la Grèce n’est-elle pas le creuset de la culture européenne. Chateaubriand s’indigne : « Notre siècle verra-t-il des hordes de sauvages étouffer la renaissance d’un peuple qui a civilisé la terre… » Shelley, un des plus grands poètes britanniques, insiste : « Nous sommes tous des Grecs. Nos lois, notre littérature, notre religion, nos arts prennent tous leurs racines en Grèce. »
Donc, c’est dit, au nom d’une forme de gratitude civilisationnelle, l’Europe, l’Occident, la chrétienté n’a pas un droit mais un devoir d’ingérence en Grèce. Le colonel Baleste, d’origine corse, débarque en Crète. Il forme une unité sur le modèle européen, le Tacticon. Une quarantaine d’officiers italiens des guerres napoléoniennes encadrent la nouvelle formation. Lorsque Baleste est tué, c’est le piémontais Tarella qui le remplace. Un Wurtembourgeois, le général comte Karl von Normann-Ehrenfels rejoint à Péta, en Épire, le Tacticon et des volontaires philhellènes qui forment le carré pour résister aux Turcs. Ils sont finalement vaincus, leurs bataillons massacrés. Mais la gloire est acquise.
Le colonel Charles Nicolas Fabvier un artilleur de Napoléon, flanqué du chef d’escadron Auguste Regnaud de Saint-Jean d’Angély, hussard et ex-ordonnance de l’Empereur qui finira maréchal de France, réorganise le Tacticon. Le capitaine d’artillerie Pauzé met sur pied une école centrale militaire. Arrivent plus tard un afflux de volontaires allemands et suisses sous les ordres d’un général bavarois, Carl Wilhelm von Heideck. Les bataillons philhellènes compteront jusqu’à 4 000 hommes. Ils vont s’illustrer lors de la prise d’Athènes par les Turcs en sauvant la garnison de l’Acropole.
Depuis 1824, les affaires des insurgés grecs vont assez mal. Le sultan a reçu l’aide de son vassal, le pacha d’Égypte Méhémet-Ali, qui lui envoie Ibrahim Pacha, son fils. Ce dernier envahit la Morée avec une armée équipée et entraînée qui ravage le pays. En 1826, il met le siège devant Missolonghi, un endroit stratégique à l’entrée du golfe de Corinthe. La ville a déjà été plusieurs fois assiégée par les Turcs, jusque-là repoussés.
Un personnage flamboyant y a débarqué le 5 janvier 1824 : George Gordon Byron, sixième baron Byron de Rochdale, une véritable star du romantisme. Un poète exalté, mais aussi un personnage sulfureux. Ce « libertin effronté », comme il se qualifie lui-même, est aussi un ardent partisan de la liberté. Lorsqu’il débarque en uniforme rouge dans Missolonghi, il est accueilli avec chaleur par Aléxandros Mavrokordátos une des grandes figures de l’indépendance grecque et qui sera plusieurs fois Premier ministre de son pays libéré. Byron ouvre sa bourse, paie des soldes, tente de créer et d’armer une troupe. Saisi par les fièvres de cette ville marécageuse, il meurt le 19 avril 1824. Pour les Grecs, il est quasiment mort au combat. Le voilà en tout cas honoré comme un héros de l’indépendance. L’Europe romantique est en deuil.
INTERVENTIONS EUROPÉENNES
Ibrahim Pacha finira deux ans plus tard par s’emparer de ce symbole de l’héroïsme grec. Cernés, affamés, épuisés, les derniers défenseurs de la cité tentent une ultime sortie. Trois colonnes se jettent sur les Turcs. En première ligne, 2 000 combattants, derrière eux, 5 000 vieillards, femmes et enfants, armés eux aussi. Les Turcs les massacrent, mais 1 800 d’entre eux parviennent à s’échapper. Lorsque les Ottomans pénètrent dans la ville, les survivants se font exploser dans leurs poudrières. Les prisonniers sont exécutés ou vendus comme esclaves. Sur les remparts, les vainqueurs disposent 3 000 têtes tranchées. Cette fois, c’est trop. L’héroïsme grec est d’autant sublimé par la fureur sanglante des Ottomans. Le philhellénisme est au comble de l’exaltation. Rossini, directeur du théâtre des Italiens, à Paris, organise un concert en hommage aux assiégés. Les étudiants se précipitent aux Tuileries pour convaincre le roi Charles X d’aider les Grecs. Eugène Delacroix connaît avec son tableau la Grèce sur les ruines de Missolonghi un triomphe. Jean-Gabriel Eynard, financier et diplomate suisse, et le roi Louis Ier de Bavière dépensent des fortunes pour racheter des femmes et des enfants de Missolonghi vendus comme esclaves en Égypte. Pouchkine plaide en Russie pour la Grèce.
Metternich a perdu. La France, la Grande-Bretagne et la Russie, par le traité de Londres, reconnaissent l’autonomie de la Grèce et décident d’intervenir. Le 20 octobre 1827, une flotte anglo-française détruit, pratiquement à l’ancre, 60 navires turcs et égyptiens dans la baie de Navarin, à l’ouest du Péloponnèse. En 1828, 15 000 soldats français sous les ordres du lieutenant général Nicolas-Joseph Maison débarquent en Grèce. Ils s’emparent de toutes les places fortes de la Morée en un mois. Les troupes régulières grecques prennent le relais. Missolonghi est repris. La même année, les soldats du tsar envahissent la Turquie et conquièrent la Géorgie. Le sultan cède. Le traité de Constantinople, le 21 juillet 1832, consacre l’indépendance grecque après dix ans d’effroyables combats. Une petite Grèce réduite au Péloponnèse et à quelques îles des Cyclades voit le jour. Et les puissances affublent le jeune état d’un roi d’origine bavaroise. Othon Ier se révèle un homme autoritaire qui refuse tout projet de Constitution. Il sera renversé en 1862. La marche des Grecs vers leur liberté sera encore longue.