A – La laïcité dans l’entreprise privée
Le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 qui a valeur constitutionnelle énonce : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ».
Le droit du travail repose sur le double principe de non-discrimination34 – qui inclut les convictions religieuses – et de protection des libertés fondamentales au travail35.
Le principe de non-discrimination s’applique à tout stade de la vie professionnelle (recrutement, évolutions de carrière, licenciement).
La protection des libertés fondamentales au travail induit que des restrictions puissent être apportées aux droits et libertés à condition, d’une part, que ces restrictions soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et, d’autre part, qu’elles soient proportionnées à l’objectif de bon fonctionnement de l’entreprise.
Au regard de ces conditions, la laïcité ne saurait être, en principe, invoquée pour limiter la liberté religieuse des salariés sauf lorsque la nature de la tâche à accomplir le justifie.
Le prosélytisme actif36, le non-respect des règles d’hygiène et de sécurité37 ainsi qu’un comportement ou une conviction susceptible de porter atteinte à l’intérêt de l’entreprise38 ou à son activité39 sont des motifs de restrictions non-discriminatoires à la liberté de croyance et de pratique religieuse dès lors qu’elles sont justifiées au regard des tâches du salarié et proportionnées au regard de la garantie du bon fonctionnement de l’entreprise40.
Depuis la loi du 8 août 2016, dite loi Travail, le principe de neutralité religieuse dans l’entreprise est introduit dans le Code du travail. Le nouvel article L. 1321-2-1 du Code du travail indique désormais : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».
Le terme « religion » a été omis du texte de la loi ce qui laisse ouverte la possibilité de contrer d’autres types de dérives, notamment sectaires, qui ne seraient pas reconnues comme religieuses. La difficulté pour l’entreprise qui introduit cette disposition dans son règlement intérieur sera de composer avec les deux conditions strictes de restrictions énoncées par l’article L. 1321-2-1 du Code du travail.
B – La laïcité dans l’espace collectif public
Une lecture combinée de l’article 10 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 – qui consacre la liberté d’opinion, même religieuse – et des articles 1er et 2 de la loi de 1905 aboutit à une conception positive de la laïcité qui n’apparaît pas comme la négation du fait religieux mais, au contraire, comme la promotion de la liberté de conscience qui induit la liberté religieuse, c’est-à-dire, la liberté personnelle de croire et celle de ne pas croire.
Dans cette configuration positive de la laïcité, l’État a donc l’obligation de rendre possible l’exercice des cultes41 sans distinction et sans discrimination entre eux. C’est aussi cela la neutralité religieuse de l’État : reconnaître et permettre l’expression du pluralisme religieux, dès lors, qu’en contrepartie, elle épouse les prescriptions étatiques de l’ordre public.
C’est ainsi que le Conseil d’État a reconnu, de façon générale, au ministre du culte le pouvoir d’assurer « la police de l’église »42 permettant l’exercice du culte.
Il a également défini les principes permettant d’assurer la conciliation de l’exercice des pouvoirs de police administrative et du respect de la liberté religieuse. Le pouvoir de police de l’Église reconnu au ministre du culte ne fait pas obstacle à l’exercice par le maire de ses pouvoirs de police administrative qui se traduisent, aux termes du 3° de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales43, par « le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes tels que (…) les églises (…) ». En outre, l’article 25 de la loi de 1905 dispose que « les réunions pour la célébration d’un culte tenues dans des locaux appartenant à une association culturelle ou mis à sa disposition (…) restent placées sous la surveillance des autorités dans l’intérêt de l’ordre public ». Toutefois, la liberté d’exercice des cultes et l’affectation légale au culte de la police de l’église limitent ce pouvoir à la prescription ou à l’exécution de mesures absolument nécessaires pour assurer la sécurité publique44. Une mesure aussi radicale que celle de la fermeture d’une église ne peut être justifiée que par des circonstances exceptionnelles rendant une telle décision nécessaire45.
En ce qui concerne les manifestations et les cérémonies religieuses qui se déroulent hors des édifices culturels (en particulier, les processions), elles sont soumises à déclaration préalable au maire46, à l’exception, notable, de celles qui sont conformes aux usages locaux47. Tel est le cas, selon la jurisprudence du Conseil d’État, des processions qui ont un caractère traditionnel48, même si la procession n’a pas eu lieu depuis plusieurs années en raison d’une mesure d’interdiction illégale49.
Il est toutefois délicat de considérer que la seule existence de règles qui encadrent l’exercice des cultes satisfasse pleinement à l’exigence de la liberté religieuse dès lors que l’adhésion à une religion ou à une spiritualité ne se traduit pas seulement par l’exercice d’un culte. La difficulté est celle de distinguer entre les revendications qui relèvent effectivement de la liberté religieuse au sens large (jeûne du Ramadan, célébration de l’Aïd-el-Kébir) et les comportements religieux qui posent des problèmes d’ordre public. Plus précisément, il s’agit de différencier, non sans mal, ce qui appartient aux prescriptions et aux rites religieux – au titre desquels s’inscrivent l’abattage rituel, les interdits alimentaires, les prescriptions rituelles en matière d’inhumation – dont le respect s’impose dans la limite des possibilités liées aux contraintes inhérentes à l’application de tels rituels, de ce qui ne s’apparente qu’à une simple pratique traditionnelle présentée, cependant, par certains, comme une prescription religieuse. Tel est le cas de l’excision, tradition invoquée au titre de la liberté religieuse par certaines « communautés » africaines mais qui est considérée par la chambre criminelle de la Cour de cassation comme une mutilation relevant des articles 222-9 et 222-10 du nouveau Code de procédure pénale50. Tel est aussi le cas de la question du port du foulard ou du voile par les femmes de confession musulmane qui entendent ainsi manifester leurs convictions religieuses. La sauvegarde de l’ordre public autorise que des restrictions y soient apportées. Ainsi, ponctuellement, le Conseil d’État a reconnu la légalité des dispositions du décret n° 99-973 du 25 novembre 1999 qui exige, à l’appui de la demande de carte nationale d’identité, des photographies d’identité de face, tête nue, récentes et parfaitement ressemblantes51. Une telle exigence qui limite les risques de falsification et d’usurpation d’identité est conforme à l’intérêt de l’ordre public et ne méconnaît ni la liberté religieuse, ni la liberté de conscience.
Plus généralement, et dans le même registre, la loi du 11 octobre 2010 qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public52 est, avant tout, une loi d’ordre public53 dont la méconnaissance est sanctionnée pénalement54 dès lors que la dissimulation du visage dans l’espace public comporte un danger pour la sécurité publique.
L’interdiction circonscrite à l’espace public, « constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public »55 doit, toutefois, exclure de son champ d’application les lieux de culte là où, en tant que lieux ouverts au public, ils auraient dû, en principe, être assujettis à cette interdiction. Cette exclusion est le fruit d’une réserve d’interprétation de la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-613 DC du 7 octobre 201056 qui s’inscrit dans le prolongement des difficultés constitutionnelles relevées par le Conseil d’État dans son étude du 25 mars 201057 si l’interdiction était étendue à l’intérieur des lieux de culte dans lesquels seuls les responsables religieux ont autorité. Appliquer une telle interdiction dans de tels lieux troublerait plus gravement encore l’ordre public. Il n’en reste pas moins que cette exception ne vaut pas pour les abords des lieux de culte soumis à la règle de l’interdiction. Ainsi le veut la cohésion sociale dans l’espace public, au nom de l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public. Or la restriction due à ce titre ne s’applique, toutefois, que par défaut, le principe demeurant celui de la liberté, y compris la liberté de se vêtir à sa guise58, même si elle peut éveiller des réactions d’hostilité notamment à l’égard de tenues vestimentaires qui se réclament de prescriptions religieuses, avérées ou non.
Le trouble objectif à l’ordre public qui est une limite légale aux pratiques religieuses doit être soigneusement distingué de la gêne occasionnée par la perception subjective de la tenue vestimentaire considérée par certains comme un asservissement de la femme en rupture totale avec le principe d’égalité entre les hommes et les femmes, mais qui n’en constitue pas, pour autant, un motif suffisant d’interdiction dans l’espace collectif public. Tel est le sens de la suspension par les juges des référés du Conseil d’État des mesures d’interdiction des tenues regardées comme manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages (affaire du Burkini). Toute restriction apportée aux libertés dans le cadre de l’exercice du pouvoir de police municipale doit être nécessairement justifiée par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public et par aucune autre considération notamment « l’émotion et les inquiétudes »59. Y succomber ferait craindre un glissement de la laïcité vers une volonté de neutralisation de la société et des individus.
Ce précepte vaut, sans exception, en situation ordinaire. En situation exceptionnelle – ce que traduit l’État d’urgence proclamé en France – il appelle nécessairement des aménagements60auxquels la liberté laïque ne peut échapper. Là où l’État français est en guerre, il ne s’agit plus seulement d’un enjeu « d’ordre public » mais d’une exigence de « paix publique » dont la préservation passe aussi par l’accomplissement par chacun de son devoir citoyen. Là où, en ces périodes troublées, le principe de laïcité est devenu un principe d’exacerbation des tensions, loin de son acception pacificatrice originelle, les cultes n’ont pas d’autre choix – certes inédit mais indispensable – que celui de combattre leur propre intégrisme. Appeler au retrait du voile, appeler à faire preuve de discrétion dans le port de signes dits religieux en fait partie pour ne pas faire le jeu de cet intégrisme.
Après tout, la négation dans la formule de l’article 2 de la loi de 1905 par laquelle « la République ne reconnaît (…) aucun culte » (et non pas la République reconnaît tous les cultes) n’est-elle pas une invitation à se dépouiller de ses particularités (culturelles) dans l’espace collectif public qui est celui de notre République ? Y répondre contribuerait aussi au recul de l’ignorance laïque.