
Foudil Benabadji
L’intersectionnalité de la haine
L’œil de Marianneke
« Défendre des positions laïques et universalistes, en Belgique, ça ne va pas de soi. » © AFP Par Nadia Geerts
« En matière d’intersectionnalité des luttes, je fais presque carton plein : de toute évidence, être une femme, affirmer des convictions et ressembler à l’idée que l’homophobe de base se fait d’une lesbienne me place au carrefour de plusieurs discriminations qui s’additionnent et se renforcent. » Notre chroniqueuse Nadia Geerts a reçu une vague de messages haineux à caractères homophobes en raison de ses prises de position concernant le port du voile dans la société belge. Elle nous explique pourquoi.
Défendre des positions laïques et universalistes, en Belgique, ça ne va pas de soi. Bon, c’est vrai, ça ne va visiblement de soi nulle part. Pourtant, je me prends souvent à rêver d’une Belgique laïque, où au moins je pourrais adosser mes combats à des principes constitutionnels dont je me bornerais à réclamer le respect. Ce n’est déjà pas facile, comme nous le montre chaque jour l’actualité française.
Mais en Belgique, c’est pire : défendre la laïcité, c’est non seulement lutter pour qu’on avance, mais aussi, et de plus en plus, pour qu’on ne recule pas. Et ces derniers temps, il faut bien le dire, on recule à grands pas.
Tous les espoirs étaient pourtant permis, en juin dernier, lorsque la Cour constitutionnelle, saisie par des étudiantes musulmanes qui s’estimaient discriminées, a rendu un avis selon lequel l’interdiction des signes « convictionnels » dans l’enseignement supérieur n’était pas illégitime, dès lors qu’elle constituait une manière de rencontrer l’objectif de neutralité proclamé par la Constitution.
« NEUTRALITÉ INCLUSIVE »
Mais cet avis, qui laissait pourtant toute latitude à chaque établissement scolaire de se déterminer, a déclenché un véritable tsunami : puisqu’il était désormais légitime d’interdire, les initiatives se sont multipliées, visant à anticiper une possible interdiction partout où la neutralité est de mise. Comment ? Tout simplement, en forçant l’autorisation.
Au Parlement bruxellois d’abord, où le ministre-président bruxellois Rudi Vervoort (PS), interpellé par le député PS Jamal Ikazban, a réaffirmé son ambition de promouvoir une « éducation inclusive » au sein de l’enseignement de la Commission Communautaire française (COCOF). Avec signes convictionnels donc.
À Molenbeek-Saint-Jean ensuite, où le règlement de travail a été revu à la rentrée 2020 afin de permettre dorénavant l’embauche de femmes portant le voile dans l’administration. Un comble, dès lors que rien ne l’interdisait. Mais il fallait bétonner les choses en indiquant noir sur blanc que l’administration pratiquerait désormais la « neutralité inclusive ».
Et à présent, c’est dans l’ensemble de l’enseignement supérieur organisé par WBE (Wallonie-Bruxelles Enseignement) que le voile sera autorisé dès la rentrée scolaire de septembre, au nom de l’inclusion par les études et l’accès à l’emploi. Y compris donc dans la filière pédagogique, qui forme de futurs enseignants, et dans laquelle j’enseigne la philosophie et l’histoire des religions et la neutralité, matières sensibles s’il en est.
RÉACTIONS HAINEUSES
Et à voir les réactions haineuses que suscitent mes positions publiques, tout particulièrement depuis l’assassinat de Samuel Paty et, plus encore, depuis l’annonce du changement prochain de règlement des études, il serait grand temps de songer à des mesures visant l’inclusion des laïques universalistes. Parce qu’il y a infiniment plus de haine dans le moindre des dizaines de commentaires et messages que j’ai reçus ces dernières quarante-huit heures que dans l’ensemble de mes écrits, où je défie qui que ce soit de trouver la moindre trace d’un propos non seulement tombant sous le coup de la loi, mais encore s’écartant de ma ligne profondément humaniste, laïque et universaliste.
Mais je ne m’inquiète pas : en matière d’intersectionnalité des luttes, je fais presque carton plein : de toute évidence, être une femme, affirmer des convictions et ressembler à l’idée que l’homophobe de base se fait d’une lesbienne me place au carrefour de plusieurs discriminations qui s’additionnent et se renforcent.
Aussi, je ne doute pas que c’est par pure distraction qu’aucune association intersectionnelle n’a jusqu’ici pris courageusement ma défense, et ne manquerai pas de vous tenir informés des nombreux comités de soutien qui, j’en suis certaine, fleuriront bientôt.
À la prison de Metz…
..détenus tabassés, surveillants suspectés… et une enquête qui traîne.

AFP Par Thibaut Solano
Plusieurs détenus ont été victimes de guet-apens dans leur cellule en 2018. Depuis, l’enquête pour identifier les agresseurs n’a guère progressé. Les avocats des plaignants s’interrogent : la justice tarde-t-elle délibérément ?
La justice aurait-elle des réticences à enquêter sur l’administration pénitentiaire ? La question se pose alors qu’une affaire de violences commises à la prison de Metz-Queuleu (Moselle), impliquant des surveillants, semble piétiner.
Tout commence le 19 septembre 2018 lorsqu’un détenu porte plainte après avoir été tabassé dans sa cellule. Selon sa déposition, les faits se seraient produits au moment de la distribution des repas du midi, habituellement effectuée par des « auxiliaires », c’est-à-dire des détenus affectés à cette tâche. « Un détail m’a interpellé, raconte-t-il alors. Habituellement, les repas nous sont servis très près de la porte mais là il était loin, comme s’il [l’auxiliaire, N.D.L.R.] avait envie que je sorte. » Au moment où le détenu s’apprête à saisir son plat, quatre personnes surgissent dans la cellule et le rouent de coups pendant « trois, quatre minutes ». Son codétenu tente de s’interposer mais se fait frapper à son tour.
Détail troublant : « Dans l’entrebâillement de la porte, j’ai vu qu’un surveillant était caché » relate le plaignant.
LA TÊTE EN SANG, QUINZE MINUTES AU SOL
Cette déposition entraîne une libération de la parole parmi les prisonniers : au moins trois autres relatent chacun une scène similaire. À chaque fois sous les yeux passifs, voire complices, de surveillants.
Sept mois plus tôt, en février 2018, un autre détenu a perdu une dent, agressé par un auxiliaire. En mai de la même année, le même est passé à tabac par « trois détenus » qui entrent dans sa cellule au moment de la distribution des repas.
Un autre encore se fait « cogner la tête contre les barreaux » tandis qu’un « gardien qui était là et qui voyait la situation n’a pas bougé ». Lors d’un changement de cellule, il est à nouveau rossé : « Je suis tombé et ma tête a tapé une accroche pour l’extincteur, j’ai beaucoup saigné de la tête. » « Je suis resté au moins quinze minutes au sol, personne n’est venu à mon secours. Un gardien a même dit : » Oh, c’est pas grave, il a glissé » ».
DES DÉTENUS « POINTEURS »
Un point commun relie ces différents plaignants et explique sans doute pourquoi ils ont été ciblés : ils sont tous mis en cause pour des affaires de violences sexuelles sur mineurs. En prison, on les appelle « des pointeurs » et ils doivent souvent être isolés pour éviter des représailles.
Face à l’accumulation de témoignages, le parquet de Metz a ouvert une information judiciaire le 8 octobre 2018 et un deuxième juge d’instruction a été co-saisi en décembre 2019. Et pourtant…plus de deux ans après le déclenchement de la procédure, aucun surveillant n’a encore été mis en cause. Seuls deux détenus, qui nient les faits, ont été mis en examen en fin d’année 2020 pour « violences aggravées » (le guet-apens et l’action en réunion constituent des circonstances aggravantes).
LES INVESTIGATIONS « RALENTIES »
Les avocats des plaignants s’impatientent et s’étonnent. « Ce dossier n’avance pas, ce n’est pourtant pas difficile de savoir quel surveillant travaillait à cet étage le jour où les passages à tabac ont eu lieu » s’exclame Thomas Hellenbrand, pénaliste à Metz. Il s’étonne également que son client n’ait « toujours pas été entendu par les deux juges ».
« Bizarrement, les seuls mis en examen ne font pas partie de l’administration pénitentiaire, ironise Olivier Rondu, inscrit au même barreau. L’enquête piétine mais c’est généralement le cas dans des affaires mettant en cause des services de l’État. »
Sollicité par Marianne, le procureur de la république de Metz, Christian Mercuri tempère : « Les investigations ont été ralenties par des transferts administratifs de détenus voire des levées d’écrou, ce qui a obligé les enquêteurs à des recherches et des déplacements hors ressort. »
TRAFIC D’ALCOOL
Difficile d’aller chercher des détenus libérés, certes. Mais quid de surveillants peut-être encore en poste ? « À ce stade de l’instruction, on ne sait pas si des surveillants sont complices ou carrément organisateurs » s’interroge Cédric Demagny, le conseil du premier détenu à avoir brisé le silence. Autrement dit : des surveillants ont-ils pu payer des détenus pour se défouler sur des « pointeurs » ? La question est d’autant plus sensible que selon nos informations, la justice s’intéresse déjà pour d’autres motifs à la vie de la prison. Un surveillant doit en effet être jugé le 1er février pour un trafic d’alcool au sein de l’établissement.
Depuis leur dépôt de plainte, les détenus n’ont en tout cas plus subi de violences. En 2019, des caméras ont été installées dans l’établissement, suscitant la colère des syndicats pénitentiaires. « On est un peu fliqué quand même. C’est pas facile de travailler avec des caméras qui peuvent être utilisées contre nous. » témoignait une surveillante auprès de France 3 en septembre dernier. Pas facile mais sans doute utile.
Naissance de l’Association musulmane pour l’islam de France !

La première sera présidée par l’essayiste Hakim El Karoui tandis que l’association cultuelle le sera par Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, qui sera secondé par Mohamed Bajrafil, imam de la mosquée d’Ivry-sur-Seine.
Quant à l’association chargée du volet cultuel (loi 1905), elle a pour objet la construction, l’aménagement, l’équipement, et la rénovation de mosquées et de salles de prière ; la formation des cadres religieux et des responsables d’associations cultuelles ; la rémunération, aux indemnités et aux charges de formation du personnel religieux ; l’apport d’un appui juridique, technique et à la maîtrise d’ouvrage aux associations porteuses d’un projet de construction ou de rénovation de lieux de culte.
Cette association ne sera aucunement chargée de se positionner sur des avis théologiques ou encore d’en émettre. Ce sera le rôle d’une autre structure, « un conseil des imams de France, en cours de constitution », qui a « pour ambition de proposer une nouvelle autorité religieuse », nous indique Tareq Oubrou.
Les règles d’adhésion à l’association cultuelle sont les mêmes que l’AMIF – Chapitre Culturel, à ceci près que la personne doit affirmer être de confession musulmane, adhérer à une charte éthique et se conformer aux lois et aux valeurs de la République.
Le plus dur reste encore à faire pour les porteurs de l’AMIF tant les défis sont colossaux. La crédibilité de l’association dépendra, entre autres, de l’issue des discussions entre la France et l’Arabie Saoudite s’agissant de la régulation du pèlerinage.
L’assimilation: une dernière chance pour la France
L’assimilation dénoncée comme une des modalités de la domination
“Islam”
L’Islam : les sens du mot

L’un des problèmes qui se posent quand on veut aborder un texte sacré est celui de sa traduction. Une question particulièrement délicate lorsqu’il s’agit du Coran. La compréhension de celui-ci dépend en effet largement de la connaissance que l’on peut avoir de la linguistique arabe et de ses innombrables subtilités. Dès lors, sa traduction est extrêmement délicate, et celles que l’on trouve habituellement dans les versions françaises ne reflète que très imparfaitement la réalité profonde du texte. On doit en fait avoir recours aux exégèses pour tenter de d’en approcher. Tâche ardue s’il en est, même en arabe. Il existe des ouvrages entiers sur le seul «Verset du Trône». Ali, compagnon et gendre du Prophète ﷺ affirmait d’ailleurs : « J’ai de quoi remplir deux charges de chameau avec le seul commentaire de la Fatiha (Sourate d’ouverture du Coran)». Cette difficulté se rencontre déjà dans l’interprétation même du mot «Islam», auquel on attribue souvent , soit le sens de «soumission», soit celui de «paix», avec une question subsidiaire : Comment ces deux notions seraient-elles compatibles ? La réponse se trouve dans l’étymologie du mot «islam».
L’Islam : les sens du mot
Rappelons que tous les noms arabes sont formés à partie d’une racine, généralement de 3 lettres, qui définissent un champ lexical. Les autres éléments de ce champ lexical sont formés à partir de cette racine. Par exemple, la racine كتب (k-t-b) définit le champ lexical de l’écriture : kataba – écrire, kitâb – livre, kâtib – écrivain, maktabah – bibliothèque, mektoub – «c’est écrit», par extension «c’est le destin», etc… La racine سلم (s-l-m) définit le champ lexical de la sécurité, au sens «être sain et sauf». D’ailleurs salima, signifie précisément «être sain et sauf». salamah , a pour sens «le fait d’être sain et sauf». Par exemple, on entend souvent, à l’atterrissage d’un avion, des voyageurs, pas très rassurés, dire «alhamdulillah, wasalna bissalamah» (Grâce à Dieu, nous sommes arrivés sains et saufs !». Par extension, salamah signifie aussi la salubrité, l’absence de défaut, la droiture, l’intégrité. L’étymologie arabe est passionnante, car, de racine en extension, elle raconte une histoire, renferme une sorte de description historique. A l’époque de la prophétie mohammadienne, et avant celle-ci, les peuples du moyen-orient étaient majoritairement nomades ou commerçants, dans un milieu difficile, parfois hostile, et possédaient une structure tribale, féodale. Le principal danger était l’isolement. Le voyageur solitaire était menacé par l’environnement, mais aussi les bandits qui attaquaient les caravanes, etc. La sécurité, c’était le groupe. Appartenir à un clan, se placer sous la protection d’un chef, d’un seigneur, le reconnaître (taslîm) comme tel, lui faire allégeance. En échange, le seigneur apporte sa protection, permet de vivre en paix (salâm). Et le Seigneur des seigneurs est évidemment Dieu, Allah. C’est en s’en remettant à Lui, en se soumettant à Sa volonté, que l’on compte parmi les croyants. Tel est le sens exact du mot «Islam». La notion de «soumission» n’a pas, en arabe, le sens péjoratif qu’elle a acquis en français par exemple, celui d’une aliénation de soi. Et c’est important, car cette confusion est à l’origine d’une incompréhension majeure à propos du sens de l’Islam. Il s’agit de l’acte volontaire du croyant qui «fait confiance» en un Dieu unique, qui «s’en remet à Lui». Lequel, de son côté, apporte au croyant amour, miséricorde et protection (Sallama : protéger ) Cette notion de soumission positive est d’ailleurs celle qu’on retrouve dans les textes hébreux et araméens, antérieurs au Coran. Lequel ne faisant que rappeler, et préciser, les révélations antérieures. On retrouve cette même appellation de «Seigneur» dans les 3 religions monothéistes, pour désigner le Tout-Puissant. Le Pater chrétien contient cette invocation : «Que Ta volonté soit faite…» Ainsi se fait naturellement le rapporte entre «soumission» à Allah et «Paix». Cette notion de paix est d’ailleurs indissociable de l’Islam : les musulmans se saluent en disant «assalâm aleikum» «Que la Paix soit avec vous». Etant bien entendu qu’il s’agit de la paix qu’apporte Allah au croyant qui s’abandonne à lui et observe Ses commandements, sa Loi. On pourrait dire que les notions d’obéissance et de soumissions sont aussi celles que l’on observe à l’égard de ses parents, de ses professeurs, de la Loi. Il n’existe pas de paix et de sécurité possible sans loi et respect de celle-ci.
Les effets du terrorisme islamiste…
…sur les musulmans de France – IV-
par Manuel San Pedro
Manuel San Pedro est professeur d’Histoire, auditeur à l’École Pratique des Hautes Études, travaillant sur l’histoire des comportements.
Article publié : “A quoi sert le terrorisme ?” in Cahiers de la sécurité et de la justice– N° 47 – 10 mars 2020
IV- La fabrique de la divergence
- L’antiterrorisme à l’usage des honnêtes musulmans
La politique antiterroriste a mis en contact des personnes susceptibles de fournir des informations, au sens le plus large du terme, aux autorités. Parmi ces personnes, une partie importante était constituée de musulmans. Ceux-ci ont se sont trouvés en contact avec des interlocuteurs qui ne se réduisent pas aux seules forces de sécurité. Il s’agit à présent d’analyser comment le terrorisme en général d’une part, et le contre-terrorisme et la politique de déradicalisation d’autre part, affectent la population musulmane.
Une enquête[1]. menée sur la question offre tout d’abord une “photographie” des musulmans. Il s’agit d’un groupe plus jeune que la moyenne nationale, plus croyant (les personnes s’attribuent une “note” de croyance de 8,4/10 dans ce domaine, contre 3,9 pour l’ensemble), beaucoup plus pratiquant (55% font au moins une prière par jour, contre 5%). Beaucoup plus intéressant pour notre propos, cette population est une population plus civique que la moyenne, puisqu’elle fait davantage confiance aux institutions que le groupe de contrôle. Sont plébiscités dans l’ordre : l’armée, la sécurité sociale, l’école, le maire, les services de renseignement, la justice, le président de la République, le parlement. L’armée semble être une institution à part, souligne Olivier ROY : « Elle a su s’adapter sans tambour ni trompette : l’armée a institutionnalisé l’islam, ce que la République n’est toujours pas capable de faire[2] ». De même, les élèves musulmans en zone sensible accordent une grande confiance à l’école[3].
Il existe toutefois deux exceptions négatives : les services de police/gendarmerie et les médias, qui viennent d’ailleurs en bas de tableau pour l’ensemble des français. Cela est très important étant donné le rôle crucial joué par les médias dans la diffusion et la perception du terrorisme.
Pour finir ce tableau d’ensemble, les musulmans s’estiment globalement discriminés relativement aux questions d’emploi, de transports, de police et de logement. Pour les hommes, les discriminations face à la police dominent, tandis que pour les femmes, la rue et les transports sont plus problématiques. Quant aux musulmans de plus de 65 ans, ils ne se sentent pas discriminés.
De fait, 58% des musulmans interrogés déclarent avoir subi une discrimination ces cinq dernières années (contre 27% pour le groupe global). Les causes citées sont d’abord liées à l’origine (58%) et à la religion (23% ; contre 1,5% pour la population témoin). La comparaison avec le groupe témoin montre que chez les musulmans, l’âge et le sexe comptent très peu comme facteurs de discrimination : respectivement 2,4% et 3% des cas. En quelque sorte, l’appartenance à la population musulmane “annule” les autres caractéristiques de celle-ci (âge, sexe). On ne peut que penser au mot de TODOROV : « Tous les autres êtres humains agissent pour une variété de raisons : politiques, sociales, économiques, psychologiques, physiologiques même ; seuls les musulmans seraient toujours et seulement mus par leur appartenance religieuse […], eux obéissent en tout à leur essence immuable et mystérieuse de musulmans[4]. » Cette discrimination qui « écrase » toutes les autres dimensions d’un musulman fait pendant à cet autre écrasement de l’islam sous le djihadisme dont nous avons parlé dans notre premier article. On voit ici comment le terrorisme et les discriminations se donnent en quelque sorte la main.
Facteur aggravant, l’existence de discriminations antérieures va conditionner négativement la perception de l’action de l’Etat, comme le souligne un des auteurs de l’étude : « la population musulmane que l’on a interrogée est plus discriminée que la population de notre groupe de contrôle, et donc réagit plus négativement à la lutte antiterrorisme, non pas parce qu’elle est musulmane mais parce qu’elle a été victime de discrimination (…). C’est cet aspect qui va le plus influencer une réaction négative par rapport à la lutte antiterroriste. Davantage, d’ailleurs, que la différence entre être musulman ou ne pas l’être[5] ».
Avant d’en venir à la perception de la politique antiterroriste française, rappelons dans quel contexte elle se fait. Non seulement le terrorisme oblige l’Etat à agir (voir notre deuxième article), mais toute son action se déroule sur fond de réduction massive des budgets alors même que des « surdispositifs » sont imposées aux fonctionnaires pour identifier les risques du « bas spectre[6]. ». Dans une certaine mesure et pour aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’administration elle-même est victime du processus enclenché par les affects terroristes.
Globalement, musulmans et non-musulmans se sentent aussi (peu) rassurés par cette politique (score de 6/10). Mais surtout, trois fois plus de musulmans que la moyenne ne se sentent pas du tout en sécurité : l’antiterrorisme ainsi pratiqué génère de la peur, surtout parmi les hommes et les jeunes. Quant aux musulmanes, elles se sentent également moins en sécurité que les autres femmes. Seules les personnes musulmanes de plus de 45 ans s’estiment protégées par l’antiterrorisme.
Si l’on résume à grands traits, la jeunesse musulmane et en particulier les hommes vivent un certain sentiment d’insécurité à la suite de l’antiterrorisme. Ce qui va parfaitement dans le sens voulu par les terroristes.
Si l’on interroge les personnes sur les objectifs de l’antiterrorisme, un consensus existe dans la société pour dire que certaines communautés ont été ciblées : 50% des personnes citent “les musulmans”, puis 36% “une origine”, puis 25% “certains quartiers”. En revanche, une dichotomie s’opère lorsqu’on demande si ce ciblage était justifié : les musulmans répondent “non” à 34% contre 15% pour l’ensemble de la population.
Explorons à présent ” l’exposition à l’antiterrorisme”. Les musulmans ont en effet été, dans le cadre d’une politique antiterroriste ou de lutte contre la radicalisation, en contact avec des travailleurs sociaux, des éducateurs ou des représentants des forces de l’ordre. Il ressort que les musulmans sont autant exposés que l’ensemble de la population, voire moins (24% contre 30%). Les contacts des musulmans avec les éducateurs et les travailleurs sociaux sont dans la moyenne, sauf pour les moins de 25 ans : 8% des musulmans ont été en contact avec des éducateurs contre 2% de l’échantillon. Les musulmans sont même moins en contact avec la police (16% contre 22%), mais ce contact est fortement genré : 21% des hommes contre 11% des femmes de confession musulmane.
Lorsqu’on demande aux personnes si ces contacts leur semblaient justifiés, les musulmans répondent davantage par la négative, surtout en ce qui concerne les contacts avec la police (note de 5,6 sur 10 contre 7,7) et 12% des musulmans estiment que ce contact n’était absolument pas justifié, contre 4% dans l’ensemble. Il existe donc une forme de rejet de cette politique chez les musulmans, d’autant qu’ils évaluent la façon dont ils ont été traités de façon plus négative (6,9/10 contre 8,5). Ils estiment davantage avoir été sélectionnés de façon délibérée (37% contre 21%).
De façon plus fine, lorsque l’on interroge les personnes qui estiment avoir été choisies de façon délibérée, seuls 6% des musulmans ne savent pas pourquoi (contre 26% de l’ensemble). Les musulmans “ciblés” avancent comme raison leurs origines (37%), leur couleur de peau (35%) puis leur religion (15%). On peut noter que là où les autorités voient de l’islam, les musulmans voient d’abord une discrimination raciale.
La politique antiterroriste, si elle est acceptée dans son principe par les musulmans de France, fait l’objet d’un rejet assez large en raison de son caractère jugé trop ciblé et de la manière dont certains interlocuteurs procèdent. Nous allons à présent observer la façon dont les événements terroristes et l’antiterrorisme induit ont modifié les comportements observables des musulmans de France.
2. L’antiterrorisme, vecteur des changements de comportements des musulmans
L’antiterrorisme a massivement amené les musulmans à modifier leur comportement de peur d’être discriminés ou suspectés.
Certains domaines sont cependant moins impactés. Si 30% de la population musulmane évite de s’exprimer sur des questions de politique étrangère ou de société, cette autocensure est partagée également par les non-musulmans, en particulier les femmes. A l’inverse, les plus de 65 ans et les moins de 25 ans s’expriment librement sur ces sujets.
De même, les musulmans n’ont pas plus changé leurs habitudes en ligne que la moyenne (80% de non), même si les hommes musulmans sont plus prudents. Dans le même ordre d’idées, la population musulmane ne semble pas être gênée par de possibles intrusions dans la vie privée engendrées par l’antiterrorisme, alors que ce discours est prégnant parmi de nombreuses associations.
Mais si l’on regarde la façon dont les musulmans se comportent face à certains interlocuteurs, on peut faire quelques constats intéressants.
20% de ces personnes déclarent faire attention à ce qu’elles disent devant des personnels de santé, surtout les hommes et les personnes âgées. De même, 26% des musulmans se surveillent face à des éducateurs. C’est d’ailleurs le seul interlocuteur face auquel les jeunes se censurent davantage que l’ensemble de la population musulmane.
Plus important, 29% des musulmans demandent à leurs enfants de faire attention à ce qu’ils disent à l’école. Ce chiffre monte à 42% parmi les classes d’âges ayant des adolescents ou de jeunes adultes ; et cette préoccupation concerne davantage les femmes (mamans). On peut donc estimer qu’une moitié des parents musulmans a donné des recommandations à ses enfants face à l’école.
Cette prudence culmine avec les dons aux œuvres caritatives : 40% des musulmans déclarent désormais y réfléchir à deux fois avant de donner.
Lorsqu’on demande aux personnes si elles ont modifié leur manière de s’habiller ou leur apparence en vue d’éviter une potentielle discrimination, 8,5% de la population musulmane interrogée répond de manière affirmative, avec une différence par sexe : 10% des hommes et 7,5% des musulmanes. Par classes d’âge, ce sont les musulmans de moins de 45 ans et de plus de 65 ans qui ont surtout effectué des changements. Pour le groupe témoin, seuls 1,6% de la population a changé quelque chose dans le domaine de l’apparence. Les modifications de comportement sont donc proportionnellement beaucoup plus importantes chez les musulmans.
Parallèlement à ce que la communauté musulmane montre d’elle, “à ce qui sort d’elle en direction de l’extérieur” en quelque sorte, on observe une fermeture par rapport “à ce qui entre” si l’on considère le rapport aux médias. La question posée par l’enquête était la suivante : “Vous avez arrêté de lire ou de regarder certains médias parce que vous pensez qu’ils ne représentent pas correctement la communauté musulmane“. 38% des musulmans ont répondu “oui”, les femmes étant sur-représentées ainsi que les 18-44 ans (42%). Seule une petite moitié déclare n’avoir pas changé ses habitudes en la matière.
Si l’on précise la question en demandant si les personnes ont changé de médias parce qu’elles n’ont pas confiance dans les informations fournies spécifiques au terrorisme et à la lutte antiterroriste, le “oui” atteint 43% (et 46% chez les 18-44 ans). Le traitement médiatique des attentats a ainsi détourné près de la moitié des musulmans de certains médias !
Cette fermeture, dont nous avons parlé à propos des plus jeunes dans un contexte général, « pré-attentat » en quelque sorte, est ici directement liée au terrorisme et à la façon dont il en est rendu compte. On peut donc affirmer que les attentats alimentent ce cycle de fermeture vis-à-vis des médias communs, beaucoup plus prononcé que dans le reste de la population. Le changement de comportement des Français musulmans vis-à-vis des médias semble fondamental, puisque médias jouent, comme on l’a vu, un rôle déterminant dans la perception du terrorisme, et au-delà dans la construction d’un imaginaire collectif.
CONCLUSION : LA DIVERGENCE ?
Largement virtuel au regard des décès violents en France, de valeur quasi-nulle du point de vue matériel, le terrorisme a su s’imposer dans l’imaginaire collectif en raison de son caractère spectaculaire : chacun désormais y croit.
Dans cet espace mental, les manifestations du terrorisme contribuent à faire progresser les représentations percevant l’islam de façon négative parallèlement à celles qui, dans la population musulmane, jouent en faveur d’un repli verbal, comportemental et surtout cognitif, sur fond d’insécurité ressentie. A la congruence des extrêmes s’ajoute donc un risque de divergence entre les citoyens musulmans et les autres : non pas tant dans le domaine des comportements observables (ce qui en soi est déjà inquiétant), mais surtout dans le domaine qui est le véritable champ de bataille du terrorisme, à savoir l’imaginaire.
Or l’imaginaire commun est le ciment d’une nation.
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[1]RAGAZZI (Francesco), DAVIDSHOFER (Stephan), PERRET (Sarah) et TAWFIK (Amal), Les effets de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation sur les populations musulmanes en France, Centre d’études sur les conflits, Paris, 2018
[2] ROY (Olivier), La peur de l’islam, Paris, Les Éditions de l’aube, 2015, 144 pages, p.63
[3] GALLAND (Olivier) & MUXEL (Anne) s.d., La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, Paris, PUF, 2018, 455 pages, p. 370 ; et pp. 179-181
[4] TODOROV (Tzvetan), La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont, 2008
[5]Francesco RAGAZZI, entretien accordé à Middle East Eye le 9 janvier 2019 : https://www.middleeasteye.net/node/75255
[6]PUAUD (David), Le spectre de la radicalisation. L’administration sociale en temps de menace terroriste, Rennes, EHESP, coll. « Controverses », 2018, pp.143-146