«Selon la métaphore maoïste, recyclée ici par l’état-major, nous étions l’eau où les gros poissons de l’ALN ont pu se vautrer à l’abri de tout raid inopiné. En nous déplaçant d’El Oueldja à Erraguene, l’état-major a voulu priver de bain ces poissons que sont les maquisards, réduisant du coup nos mechtas à des «bocaux» vides. L’impératif du regroupement obéit à un objectif concret alors conceptualisé sous le nom de «Doctrine de guerre révolutionnaire» (DGR), vouée, d’abord, à dissocier les moudjahidine des fellahs, puis, si possible, à enrôler ceux-ci pour lutter contre ceux-là. Lancée en l’air par le général Georges Parlange, l’idée sera happée au vol, courant 1957, par des officiers venus d’Indochine, où des milliers d’entre eux ont connu les camps du Viêt-minh et subi les affres du lavage de cerveau, version chinoise. Aux militaires se joindra bientôt Maurice Papon, fervent partisan de la DGR et préfet d’un département du Constantinois à la fois populeux, indigent et quasi ingérable en raison de son relief tout en bourrelets boisés, tailladé de ravins, truffé de cavernes.Le préfet Papon se propose de piloter la mise en œuvre de la doctrine dans son fief, le djebel, au profil idéal pour réaliser un test grandeur nature. L’impératif n’est plus de reconquérir ni de pacifier un territoire mais de conquérir les esprits, de subjuguer les âmes, de se rallier des cœurs et des corps. Aux moyens triviaux avions, canons et autres chars et grenades , il faut désormais ajouter les écoles, les dispensaires, les routes, l’eau courante et, s’il y en a, le courant électrique. Il s’agit bel et bien d’une guerre d’un autre type, qui ne vise plus tant à éliminer l’ennemi qu’à le déshumaniser, ou à le civiliser. Et pour un objectif aussi moral, aucun moyen ne sera immoral. Un premier camp est ainsi ouvert à Khenchela, début 1957, au moment où le FLN, bousculé dans les maquis, fait basculer le champ de bataille des montagnes aux quartiers d’Alger.L’évacuation de milliers de paysans qui laissent derrière eux troupeaux, champs, vergers, récoltes sur pied, marabouts et cimetières s’achève sans trop de dégâts, aux yeux de l’état-major s’entend. Le général Salan, ancien d’Indochine, et, depuis peu, chef suprême des forces armées en Algérie, avalise l’opération qu’il décide alors d’amplifier et de généraliser, en prévision de quoi il met sur pied des Equipes médico-sociales itinérantes (EMSI), afin de suivre les déplacés. S’ébranle alors la grande migration, aux allures de péplum biblique à la Cécil B. DeMille, un chassé-croisé en tous sens de gigantesques cohortes de fellahs, dévalant leur djebel pour le plat pays du camp.Jamais le Maghreb, sinon la Méditerranée, à travers un passé pourtant si tourmenté, n’ont connu un exode intérieur aussi abrupt et massif : 2 350 000 fellahs, arrachés à leur terroir, vont atterrir dans un millier de camps de regroupement choisis par les militaires, soit au bilan un paysan sur deux ! Bientôt, d’un bout à l’autre du pays, on verra des mechtas se vider en un matin et des camps s’animer en un jour, peuplés plutôt qu’habités, par des ruraux hagards. Cet exode qui a «déssouché» tout un peuple, désertifié le djebel, ce repaire millénaire, et, au final, annihilé l’univers paysan, reste un tabou absolu, ici et là-bas, car autant l’Etat français n’aura lésiné sur aucun moyen pour le parachever, autant l’Etat algérien, une fois proclamé, ne fera rien pour y remédier, et toujours pas un seul geste pour réparer le drame en aidant chacun à retourner en ses foyers. J’éprouve, à cet égard, un lourd malaise rien qu’à l’idée de rappeler que je suis un des très rares, et au vrai, je n’en connais nul autre, ex-habitant d’un camp, à y opérer un retour, en narrateur. Jusqu’à l’instant où je couche ces lignes, il n’y aura pas eu un colloque ni un acte officiel, encore moins un monument pour commémorer, rappeler ou témoigner de ce saut abrupt de tout un pays hors de lui-même».
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