LA QUESTION. En plein projet de loi sur le séparatisme, texte visant, d’après l’exécutif, à lutter contre «l’islamisme radical », le Rassemblement national (RN) n’a pas tardé à s’engouffrer dans la brèche. Lors de l’émission Télématin sur France 2, mercredi matin, le député européen Jordan Bardella a proposé la fermeture des frontières françaises pour «les ressortissants de pays islamistes ». «Quand je vois les images de l’enterrement de l’ assassin de Samuel Paty , qui a été célébré en héros en Tchétchénie, eh bien ce sont ces gens-là que nous accueillons aujourd’hui, qui demandent l’asile dans notre pays », s’est-il indigné. L’élu a cité l’exemple du Bangladesh, de la Tchétchénie ou du Pakistan, théâtre depuis septembre de vives manifestations consécutives à la republication de caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo. La mesure, évoquée par l’eurodéputé d’extrême droite, est-elle réalisable ?
Pour répondre à cette question, encore faudrait-il savoir précisément ce qu’est un «pays islamiste », soulignent d’emblée nos interlocuteurs sur le sujet. «Quand on parle de l’islamisme chez nous ce n’est pas une religion, c’est une dérive politique, mais quand on le dit dans des langues étrangères, c’est plus compliqué. Dans la culture française, le mot islamisme est précis ; dans la langue arabe, le mot islamiste est imprécis et n’est pas traduisible avec les mêmes idées. Chez nous, il s’agit de combattre ceux qui détournent l’islam pour en faire un outil de guerre », a très justement rappelé mercredi dernier l’ancien premier ministre, Jean-Pierre Raffarin. Le géographe et diplomate Michel Foucher, contacté par Le Figaro , souligne que 57 États font actuellement partie de l’organisation de la coopération islamique (OCI). «Le FN effectue une confusion volontaire entre islamique et islamiste», estime le spécialiste des frontières.
Notre expert indique que cette mesure reviendrait à couper les relations avec «le Maroc, l’Égypte, la Jordanie, tous les pays arabes qui ont islam dans leur Constitution ». Le Maroc, par exemple, déclare dans l’article 3 de sa Constitution de 2011 que «l’Islam est la religion de l’État, qui garantit à tous le libre exercice des cultes ». En Algérie, il s’agit de l’article 2. D’autres pays ont, jusque dans leur nom, le terme de «République islamique », comme l’Afghanistan, la Mauritanie ou même l’Iran. L’islam reste omniprésent chez des pays riches comme le Qatar, les Émirats arabes unis, ou encore l’Arabie saoudite, qui n’a toutefois pas de Constitution.
« Fermer les frontières aux pays islamiques, cela reviendrait à se fermer au quart des États du monde »
Michel Foucher, géographe et diplomate et spécialiste des frontières
Quant au Pakistan, directement évoqué par Jordan Bardella, «leur raison d’être est de regrouper les musulmans, après la partition des Indes en 1947» , où l’État a été créé comme refuge afin qu’ils puissent vivre séparés de la majorité hindoue. Charia, lois sur le blasphème, la religion y occupe une place essentielle. Comme aux Maldives ou en Égypte, dont les relations apaisées avec la France ne font aucun secret, ainsi qu’au Bangladesh, cité par l’eurodéputé RN. «Mais le Bangladesh c’est d’abord une nationalité bengali. Ce ne sont pas les pays qui sont islamistes, ce sont les sociétés », récuse Michel Foucher. Pour le cas de la Tchétchénie, il s’agit simplement d’une dépendance de la Russie, dont il faudrait, de fait, se couper. «Fermer les frontières aux pays islamiques, cela reviendrait à se fermer au quart des États du monde », déplore le spécialiste.
Le problème Schengen
Comme le martèle Michel Foucher, un État a le contrôle de la circulation sur son territoire. «C’est pour cela qu’il y a des passeports et des visas », note-t-il. Mais l’espace Schengen permet la libre circulation au sein de 26 pays européens, dont 22 de l’Union européenne. De nombreux ressortissants de pays hors de cette zone (Brésil, États-Unis, Canada, Australie, Ukraine, etc.) n’ont pas non plus besoin de visa pour y circuler, grâce à des accords bilatéraux, pour une durée de moins de trois mois. Parmi ces États privilégiés, seuls les Émirats arabes unis ont l’islam dans leur Constitution et appliquent la charia. Si la France instaurait une règle à l’encontre des ressortissants de pays «islamistes », ou même musulmans, elle ne pourrait bloquer leur entrée. La seule solution serait donc de sortir de l’espace Schengen, une proposition fermement défendue par le RN depuis plusieurs années. «Et sortir de Schengen, c’est faire une croix sur le tourisme et sur tout un aspect économique », souligne auprès du Figaro Catherine Wihtol de Wenden, chercheuse CNRS au Centre d’études et de recherches internationales.
Outre les Émirats arabes unis, interdire la circulation d’individus venus de pays hors Schengen et n’ayant noué aucun accord avec l’Union européenne nécessiterait d’agir sur le contrôle des visas. Il en existe aujourd’hui trois types en France. Le visa de transit aéroportuaire permet d’attendre une correspondance lors d’un voyage en avion. Le visa court séjour, dit visa Schengen car commun aux 26 États membres, peut être délivré pour trois mois maximum. Il représentait, en 2010, près de 90% du total des visas délivrés par l’UE. Enfin, le visa long, de quatre mois à un an, permet une installation plus durable. Ce dernier est renouvelable et peut ensuite aboutir à un titre de séjour.
Aujourd’hui, tout étranger d’une nationalité hors Schengen (et hors accords bilatéraux) qui se voit accepter son visa court séjour dans un des 26 pays concernés peut y circuler librement, même si certains ressortissants ont besoin d’un visa de transit aéroportuaire. En 2019, plus de 15 millions de visas de ce type ont été accordés. La France est largement en tête dans l’octroi de visas Schengen : elle en a délivré plus de 3 millions l’an passé, soit près de 21,9% du total, contre seulement 12,7% pour l’Allemagne, deuxième du classement. Mais cela signifie que plus de 11 millions d’étrangers, dont le visa n’a pas été accordé par les autorités françaises, ont eu le droit de circuler sur notre territoire (sauf exceptions à validité territoriale limitée). En restant dans l’espace Schengen, il est, à l’heure actuelle, impossible d’interdire aux ressortissants de certains pays de venir en France. Pour appliquer son idée, le RN devrait, une fois de plus, sortir de cette zone de libre-échange.
En 2019, 16% des demandes de visas court séjour dans l’Hexagone ont été déclinées
Pour fermer les frontières aux pays islamistes, la France devrait agir sur les refus de visas, lesquels ne seraient pas totalement supprimés, la proposition du RN ne portant que sur certains pays du monde. En 2019, 16% des demandes de courts séjours dans l’Hexagone ont été déclinées. Les raisons peuvent être multiples : preuve de ressource insuffisante, assurance trop faible, documents et justificatifs incomplets, etc. Autre motif susceptible d’attirer notre attention : le risque migratoire. Lorsqu’une demande est examinée, les services de l’État doivent s’assurer que l’individu a l’intention de quitter la France à l’issue des 90 jours. Une étude réalisée en 2013 par le Point contact français du Réseau européen des migrations (REM) prenait l’exemple du poste consulaire d’Annaba, en Algérie. Là-bas, «le risque migratoire d’un dossier est apprécié en fonction du fait que le demandeur soit primo-demandeur ou non, de son activité professionnelle, de l’ancienneté de sa prise de fonction au sein de son activité professionnelle, du montant de ses revenus réguliers et de la présence de membres de sa famille en France» , détaillait-on.
«Nationalités sensibles »
Quand le Rassemblement national projette de bannir les pays islamistes, deux critères entrent en ligne de compte : la nationalité et la religion. Ce qui va à l’encontre du code communautaire des visas de l’UE, en vigueur depuis 2010. Celui-ci oblige le personnel consulaire à s’interdire «toute discrimination à l’égard des personnes fondée sur le sexe, l’origine raciale ou ethnique, la religion ou les croyances, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle» . De plus, «ce sont des critères individuels qui prévalent à l’évaluation des visas, pas des critères collectifs », indique Catherine Wihtol de Wenden. Les visas, comme les titres de séjour qui leur succèdent, «dépendent de catégories précises : travail, étudiant, famille », précise la spécialiste. La proposition de Jordan Bardella remettrait ainsi en cause la loi asile et immigration, de l’ex-ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, qui a mis en place un passeport talent pour faciliter la venue d’étrangers susceptibles de «participer au rayonnement de la France ». Elle questionnerait aussi le regroupement familial , qui permet à un étranger ayant un titre de séjour d’être rejoint par son époux et ses enfants. «On ne peut pas dire, par exemple, que les Algériens n’ont pas le droit de se réunir en famille. C’est un principe constitutionnel» , ajoute-t-elle.
L’étude du REM de 2013 nous apprend toutefois que «certaines nationalités sensibles» sont soumises à la consultation des autorités centrales françaises pour validation (ou non) du visa. À cette époque, il s’agissait des pays suivants : Algérie, Afghanistan, Arabie saoudite, Corée du Nord, Iran, Irak, Jordanie, Liban, Libye, Pakistan, Palestine, Rwanda, Soudan, Syrie, Yémen. Comme l’expliquait une publication datée de 2005 des chercheurs Elspeth Guild et Didier Bigo, «ce sont ces autorités centrales qui prendront souvent la décision de refus de visa en fonction de certains critères liés à la vision de la sécurité du pays ». Une autre liste, basée sur la nationalité, impose à certains ressortissants un visa de transit aéroportuaire en plus d’un visa classique pour entrer dans Schengen, symbole des précautions de l’UE à leur encontre : Afghanistan, Bangladesh, République démocratique du Congo, Érythrée, Éthiopie, Ghana, Iran, Irak, Nigeria, Pakistan, Somalie, Sri Lanka.
Discrimination
Dans leurs travaux publiés largement avant la dernière crise migratoire et la création du code communautaire des visas, Elspeth Guild et Didier Bigo faisaient état d’une «méfiance » de certains pays envers des nationalités spécifiques. «Malgré le discours sur le visa uniforme et la confiance entre les pays membres, on reconnaît que pour certains individus, certains groupes, certaines nationalités, certains porteurs de documents spécifiques, les gouvernements ne se font pas confiance réciproquement et exigent d’être interrogés spécifiquement, et ceci même si cela a pour conséquence de ralentir fortement la procédure », relevait-on. À l’époque, dans un contexte post-attentats du 11 septembre 2001, chaque pays a pu établir une liste où, à chaque demande de visa Schengen, il pouvait être consulté. «Bien que nous n’ayons pas eu accès directement à ces annexes, lors des entretiens ont été cités, par exemple pour la France, les nationaux des pays suivants : l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan, l’Algérie, la Libye, le Pakistan, le Qatar, la Syrie, et aussi les Palestiniens, ainsi que les porteurs de documents de la convention de 1951 sur les réfugiés », affirmaient les auteurs.
Depuis, cette liste confidentielle, inscrite dans l’annexe 5b des Instructions consulaires communes, a été restreinte et harmonisée par les instances de l’Union européenne. Elle fait écho au système d’information Schengen (SIS), qui recense plus d’1.300.000 de signalements en France d’individus susceptibles de représenter un danger pour la sécurité et la sûreté nationale. C’est d’ailleurs un autre critère de refus de visa : le potentiel trouble à l’ordre public. Quoi qu’il en soit, ces listings ne permettent donc pas de bannir l’ensemble des ressortissants d’un pays sous prétexte qu’ils en sont issus. «Ce sera toujours au cas par cas» , souligne Michel Foucher. «Pendant la guerre froide ou lorsque les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan, on a pu pratiquer des politiques très restrictives en manière de visas », se souvient l’expert, qui ne se rappelle pas avoir vu la France bannir totalement la demande de visas sur son territoire. Sollicité à ce sujet, le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à nos questions. Mais lorsque Paris décide de fermer son ambassade dans un pays, il devient beaucoup plus difficile pour les locaux d’aller demander un visa. «Il faut pouvoir se rendre aux autorités consulaires ou à l’ambassade, ce qui est quasiment impossible pour les ressortissants de pays en guerre» , souligne Matthieu Tardis, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Reste enfin la question de la demande d’asile. Les autorités doivent évaluer si l’individu est bien en danger en raison de sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un certain groupe social ou ses opinions politiques, énumère la Convention de Genève. Ici, la nationalité de l’individu est largement prise en compte, mais on évalue là encore, au cas par cas, selon sa ville d’origine, sa situation personnelle et l’étendue de la menace qui plane sur lui. En appliquant la proposition du Rassemblement national, on couperait de fait la demande d’asile à de potentiels réfugiés en raison de leur appartenance religieuse et leur nationalité. Ce qui irait à l’encontre de cette même Convention de Genève, dont la France est signataire au même titre que 144 autres pays. «Les États contractants appliqueront les dispositions de cette convention aux réfugiés sans discrimination quant à sa race, la religion ou le pays d’origine », peut-on lire dans l’article 3.
La proposition de Jordan Bardella semble directement s’inspirer de Donald Trump. Le président américain, alors candidat, avait déclaré, vouloir interdire les musulmans d’entrée aux États-Unis. Ce qui a donné lieu, après son élection, à un décret anti-immigration ultra-contesté , objet d’une bataille judiciaire sans précédent. Finalement, le texte a été validé après plusieurs modifications, interdisant le territoire aux citoyens de six pays : Yémen, Syrie, Libye, Iran, Somalie et Corée du Nord. Pourrait-on imaginer une telle mesure en France ? «Impossible », jugent nos experts. Ces derniers citent non seulement l’appartenance à l’Union européenne comme «garde-fou », mais font aussi état d’un projet «inconstitutionnel » et «discriminatoire ».