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Opération «Khalil» : comment un policier a infiltré une cellule djihadiste qui projetait un raid contre l’Élysée
Trois hommes ont été renvoyés le 14 avril devant la Cour d’assises spéciale pour avoir ourdi un complot terroriste visant la présidence de la République. Une enquête hors du commun dans laquelle un agent a mené une infiltration physique, méthodique et périlleuse.
Un mélange de voix excitées s’échappe de l’appartement haussmannien situé non loin de la place de la République. À l’intérieur, deux hommes, Alexandre B. et Karim B., jubilent en découvrant, ce vendredi 26 avril 2019, les deux kalachnikovs entreposées dans cette planque conspirative du Xe arrondissement de Paris. Tels des gamins émerveillés, ils s’emparent des fusils, miment des tirs en rafale, jouent avec le cran de mire, tout en se réjouissant du carnage qu’ils s’apprêtent à commettre.
Après un entraînement sommaire de vingt minutes, Alexandre B. et Karim B. se lancent avec Abou Bakr, le surnom d’un troisième complice qui a apporté les armes, dans une prière collective s’achevant par un tonitruant « Allahou akbar ! (Dieu est grand) ». Ils ignorent encore à ce moment-là qu’Abou Bakr est en réalité un agent infiltré. Que l’appartement est truffé de micros et caméras espions. Et, surtout, que des policiers de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) attendent déjà en bas de l’immeuble pour les interpeller…
Cette enquête inédite en matière d’antiterrorisme, au scénario hollywoodien, vient de s’achever. Dans une ordonnance en date du 14 avril, les juges d’instruction ont renvoyé cinq hommes devant la Cour d’assises spéciale de Paris pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Les trois accusés principaux, extrêmement radicalisés, sont soupçonnés d’avoir fomenté un projet d’attentat contre l’Élysée et les forces de l’ordre. Ce qu’ils ont reconnu.
« Déjà ce qu’avaient fait les frères au Bataclan et au stade de France, c’était top »
« Leur vision radicale de l’islam, pour ne pas dire leur fanatisme, les a conduits à élaborer de leur propre initiative et de manière très opérationnelle un projet de passage à l’acte violent visant les institutions de la République et leurs représentants », résument les juges antiterroristes. Le plan du commando a été mis en échec grâce à l’action exceptionnelle de deux policiers infiltrés — virtuellement et physiquement — mais dont les rôles très actifs sont contestés par la défense.
Au début de l’année 2019, la DGSI détecte des messages inquiétants postés sur les réseaux sociaux par un internaute dissimulé sous le pseudonyme de Bill Bening. Partisan du djihad armé, il publie des vidéos de décapitations et d’égorgements de Daech et, selon les informations recueillies, chercherait à se procurer des armes pour commettre un attentat.
Il est identifié comme étant Alexandre B., 39 ans, employé… à la direction de la jeunesse et des sports de la mairie de Paris en tant que gardien de stade. Originaire de la Guadeloupe, il s’est converti à l’islam après la perte d’un enfant en 2002.
Avisé, le Parquet national antiterroriste ouvre une enquête et autorise la DGSI à procéder à une cyberinfiltration. L’agent Abu Mohamed entre en scène. En se faisant passer pour un sympathisant du groupe État islamique (EI), il parvient à intégrer un groupe de discussion privé sur Telegram, supportant le drapeau de Daech en photo de profil, dans lequel Alexandre B. est actif. Dans cette boucle fermée, le gardien de stade, désinhibé, fait part de sa volonté de « laisser une trace de son passage avec quelques douilles par-ci, par-là » et de « satisfaire (son) créateur en terrorisant ceux qui se dressent contre sa parole ».
À la question de l’agent Abu Mohamed de savoir s’il a des « plans », Alexandre B. répond : « On doit en trouver et se préparer (…). Déjà ce qu’avaient fait les frères au Bataclan et au stade de France, c’était top, ça fait des dégâts. Mais je veux viser le taghut (l’incarnation du tyran dans l’islam) en lui-même. » Et de demander aux membres du groupe s’ils peuvent « être armés ». L’idée d’une rencontre en région parisienne est évoquée. Mais l’agent de la DGSI ne peut légalement mener une infiltration physique.
La justice fait donc appel à un service ultrasensible, aussi mystérieux que son acronyme, seul habilité à mener une telle mission périlleuse : le Siat, pour Service interministériel d’assistance technique. Il est composé d’agents experts en dissimulation, à l’identité protégée. Il est rare que ces héros de l’ombre infiltrent les milieux islamistes, étant traditionnellement sollicités pour des opérations dans le narcobanditisme.
« Je ne veux plus qu’ils dorment, je veux qu’ils soient en stress »
Pour rencontrer Alexandre B., c’est un policier aussi connaisseur de l’islam que du Code pénal qui est dépêché. Nom de code : Khalil. Mais pour se faire passer pour un aspirant djihadiste, ce sera Abou Bakr. Son collègue, Abou Mohamed, l’invite sur la discussion Telegram avant de s’effacer progressivement, prétextant une impossibilité de se déplacer due à une pseudo-incarcération pour un trafic d’armes.
Le 26 février, première rencontre. Au terme d’une entrevue de plusieurs heures à Paris, ponctuée par des discussions religieuses, l’agent du Siat obtient la confiance d’Alexandre B. Ce dernier lui confie qu’il envisage avec « d’autres frères » une action coordonnée contre des policiers, pour lesquels il éprouve une haine, « en particulier les CRS ».
Le lendemain, l’employé de la mairie de Paris donne rendez-vous à son nouveau confident devant le commissariat d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Il l’emmène faire des repérages autour du bâtiment et, prétextant un dépôt de plainte, le fait rentrer à l’intérieur pour lui montrer une porte arrière qui mène vers des bureaux où ils pourraient commettre un massacre de fonctionnaires. Alexandre B. lâche cette phrase glaçante : « Je ne veux plus qu’ils dorment, je veux qu’ils soient en stress et qu’ils se demandent à chaque fois quand on va les frapper. »
Le 27 mars, le gardien de stade présente à l’agent Abou Bakr un troisième complice. À la gare du Nord, un certain Karim B., 38 ans, vient à leur rencontre. Il s’agit d’un employé d’une société de prospectus au profil très inquiétant. Se faisant surnommer le Samouraï d’Allah, ce père de famille tient des propos extrémistes, rédige des notes justifiant le meurtre de femmes et d’enfants, se promène avec une pochette Pôle emploi sur laquelle il a inscrit le nom d’un imam appelant au djihad, pose sur des photos avec un sabre… Diagnostiqué schizophrène dans sa jeunesse, il bénéficie d’une allocation adulte handicapé pour ses troubles psychologiques.
Il pratique la « taqiya », la dissimulation de ses convictions djihadistes intactes
À la nuit tombée, le trio dîne dans un snack et discute du sort des musulmans en Syrie. Karim B. propose à ses camarades d’intégrer un quatrième complice, lequel deviendrait « l’émir » du groupe. En effet, Karim B. est subjugué par les connaissances théologiques de cet individu « jeune et vaillant » rencontré sur Internet, dont il fait écouter les prêches sur son téléphone. L’homme s’exprime d’une voix « posée et calme », selon le compte rendu de l’agent infiltré, se lamente de « vivre parmi les kouffars (mécréants) », et dit « pleurer chaque jour en attendant la délivrance ».
L’émir en question réserve des surprises puisqu’il n’a que… 17 ans ! Mais Majid (le prénom a été changé) est loin d’être un novice en matière de djihad. Ce mineur de nationalité algérienne avait été interpellé en février 2017 en Allemagne avec un complice, alors qu’ils tentaient de rejoindre la Syrie pour aller combattre dans les rangs de Daech. Condamné pour association de malfaiteurs terroriste, il est depuis placé dans un centre éducatif à Chelles (Seine-et-Marne). Où il est parvenu à duper ses éducateurs, convaincus qu’il s’est désengagé de l’islam radical.
C’est que l’adolescent fait mine de s’épanouir : il pratique la pâtisserie, fait du bénévolat pour la Croix-Rouge et participe même en tant que juré à un festival de films amateurs… En réalité, Majid, traumatisé par l’assassinat du premier mari de sa mère par le groupe terroriste GIA en Algérie, pratique la « taqiya », la dissimulation de ses convictions djihadistes intactes.
Le 3 avril, lors d’une rencontre avec l’agent infiltré et Alexandre B. à Chelles, il révèle qu’il a envisagé de tuer l’un de ses éducateurs d’un précédent centre en Bretagne en le poignardant. Il aurait renoncé en raison de la présence de deux gardiens.
« Tuer des policiers, des femmes et des enfants, pour leur montrer que ce qu’ils font en Syrie »
Les jours suivants, les préparatifs s’accélèrent. Après avoir discuté de diverses cibles, les églises, les Champs-Élysées ou encore une célèbre dessinatrice de « Charlie Hebdo » pour « finir le travail des frères Kouachi (sic) », la cellule porte son choix sur l’Élysée. « Il s’agit de tuer des policiers, des femmes et des enfants, pour leur montrer que ce qu’ils font en Syrie on leur fait la même chose ici », lâche Majid, qui prend les rênes du commando.
Le 4 avril, le quatuor se rencontre pour la première fois tous ensemble. Après avoir éteint leurs téléphones et les avoir déposés sur un banc plus loin, les trois suspects et l’agent infiltré conviennent qu’ils se sépareront en deux équipes équipées de kalachnikovs et d’armes de poing.
« Une équipe dans chaque bout de la rue de l’Élysée. Comme ça on les prend en tenailles (…). L’effet de surprise jouera en notre faveur pour faire du sale », se réjouit Karim B. le soir sur Telegram. « Premier assaut pour faire venir la cavalerie mécréante, et deuxième assaut sur cette cavalerie mécréante. Le plan est simple, jusqu’à tomber chahid (mourir en martyr) », expose Alexandre B. Le commando envisage également de tourner une vidéo d’allégeance à l’EI qui sera diffusée post-mortem et de filmer la tuerie avec des GoPro.
« Je veux mourir musulman martyr »
Visiblement pressé, Majid réclame que l’attentat soit réalisé avant le ramadan. Il fixe la date du 20 mai au plus tard. « Je ne tiendrai pas plus, écrit l’adolescent. Perso, même avec un couteau ou une voiture, je le ferai mais qu’Allah nous accorde mieux que ça. (…) Il va falloir que je fugue, ils vont me rechercher direct. Sauf si je tue l’éducateur ou je le fais dormir. » Pour l’approvisionnement en armes, c’est… l’agent infiltré Abou Bakr qui s’y colle. Le policier indique au groupe qu’il peut bénéficier des contacts d’Abou Mohamed, le premier agent infiltré, dans le milieu des trafiquants d’armes.
« J’ai vu le gars, alors je vous explique : la kalach + 2 chargeurs garnis à 1 200 euros. D’après nos calculs, on aurait 3 500 euros donc on peut acheter trois kalachs », écrit le policier du Siat le 16 avril. Lequel n’hésite pas à remobiliser les troupes quand les suspects se disputent sous l’exaltation du projet ou, au contraire, tergiversent. « Chaytan (le diable) se fait un plaisir de se mettre entre nous et c’est un signe que notre projet pour Allah les dérange, relance ainsi Abou Bakr. (…) Moi je veux mourir musulman martyr. »
Le 19 avril, l’agent infiltré rencontre une nouvelle fois Alexandre B. et Karim B. à la gare du Nord pour récupérer les fonds : 800 euros pour le premier, 1 200 euros pour le second. Le trio se rend ensuite dans le VIIIe arrondissement de Paris pour des repérages rue du Faubourg-Saint-Honoré, où est installée la présidence de la République. Les deux terroristes présumés cherchent les chemins les plus accessibles, notamment la rue qui mène au portail, repèrent les policiers en faction…
« Il n’y a pas mieux comme cible, c’est le symbole même de l’État »
Le soir, la cellule s’échange des plans Google Maps montrant l’Élysée et des tutoriels pour manier les fusils. Le 24 avril, l’agent Abou Bakr annonce une bonne nouvelle au groupe : il vient d’acquérir deux kalachnikovs à un trafiquant qu’il a stockées dans une planque discrète, un appartement situé rue de Lancry dans le Xe arrondissement. En réalité, il s’agit de deux fusils démilitarisés fournis par la police. Le logement est un appartement sous couverture mis à disposition par le Siat. Le piège se referme.
L’agent Abou Bakr donne rendez-vous aux trois suspects deux jours plus tard pour leur montrer les fusils, leur remettre un double des clés de la planque et s’entraîner. Au sortir de la séance, Alexandre B. et Karim B. sont interpellés alors qu’ils descendent l’escalier de l’immeuble. Majid, qui n’a pas pu se libérer à cause de son éducateur mais a suivi à distance les retrouvailles, est lui arrêté à Chelles. Il venait, en vain, d’essayer de retirer de l’argent.
Lors de leur garde à vue à la DGSI, chacun est passé aux aveux. « Le projet, c’était de mourir en martyr. Nous voulions faire les attentats au nom de Daech », a reconnu Majid. « Moi, je veux attenter à la sûreté de l’État, les militaires, tous ceux qui travaillent pour l’État. (…) Pas de quartier ! » a fanfaronné Karim B., regrettant que tous les musulmans ne cherchent pas à « mourir en tuant des mécréants ». Une expertise psychiatrique a conclu à une altération de son discernement.
Après avoir tenté de se faire passer pour « un usurpateur » qui collectionnait les armes, Alexandre B. a fini, lui aussi, par reconnaître son implication dans le projet d’attentat contre l’Élysée. « Il n’y a pas mieux comme cible, c’est le symbole même de l’État », a-t-il expliqué aux enquêteurs.
Au cours de l’instruction, les trois hommes ont cependant relativisé leur motivation en affirmant qu’ils ne seraient peut-être pas allés jusqu’au bout. Leurs avocats ont remis en cause l’action des agents Abou Bakr et Abou Mohamed au motif qu’ils auraient poussé à l’infraction et usé de méthodes déloyales. En vain : la justice a validé les investigations.