Pierre Vermeren est professeur d’histoire contemporaine des sociétés arabes-berbères à Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a été en délégation CNRS à Tunis durant un an, de septembre 2020 à août 2021.
À l’heure où le Covid n’en finit pas de nous aveugler sur les remuements du monde, la «plaque» Tunisie a bougé ce 25 juillet 2021. Le président Saïd a activé à son profit l’article 80 de la constitution de 2014, version affadie de l’article 16 de la Constitution de la V République française, ce régime n’étant pas présidentiel. Toutefois, ce mouvement, dont on ignore les conséquences, est de première importance.
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En matière de tectonique arabe, la petite Tunisie n’est pas à sous-estimer, quoiqu’elle soit pauvre, peu peuplée et sans (beaucoup de) pétrole. Située à la jonction des deux Méditerranées, à une encablure de l’Italie, elle est la première et le seul pays arabe garantissant en droit la liberté d’expression et d’opinion, y compris religieuse. Maison témoin de la démocratie au Maghreb, elle est observée par toutes les élites régionales, traumatiséespar les scénarios cauchemardesques de l’Algérie (années 1990), puis de la Syrie (années 2010).
Les questions sont simples. La sortie de la dictature en pays arabo musulman conduit-elle inexorablement à la révolution et à la guerre civile, mère de toutes les horreurs – à défaut de concorde et de paix? L’islamisme est-il soluble dans la démocratie? Et la région peut-elle échapper à la loi brutale des mafieux et des services de sécurité – que supportent par ailleurs aussi les régimes islamistes? Tant que les réponses à ces questions seront négatives, les diplômés, les cadres, les jeunes et les pauvres tenteront de partir outre-mer: quoiqu’il leur en coûte, avec pour conséquence involontaire l’aggravation des maux de leur pays.
L’islamisme est-il soluble dans la démocratie ?
Pierre Vermeren
Depuis plus d’un an, les Tunisiens n’en pouvaient plus. Bien qu’ayant librement élu trois présidents de la République et trois assemblées parlementaires en dix ans, et même pour la première fois en 2018 les conseils locaux et leurs maires, leur situation sociale et économique n’a cessé de se dégrader. Les promesses de la révolution n’ont pas été tenues, hormis la liberté d’expression. Qu’on en juge.
Le niveau de vie moyen des Tunisiens a été divisé par deux, pour partie à cause de la dévaluation monétaire. L’immense majorité de la population vit dans la pauvreté, et les trois quarts des habitants ne mangent de la viande qu’à l’Aïd. Alors que la révolution avait été causée par une situation économique dégradée depuis 2008 – voire dramatique dans l’intérieur du pays -, les choses ont empiré. La résorption des inégalités économiques entre le littoral touristique et l’intérieur oublié du pays, objectif proclamé de la nouvelle République, n’a trouvé nul commencement de solution.
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Si la peur du gendarme ou du policiera considérablement régressé dansle pays – en dépit de violences persistantes en cas de troubles -, le pays s’est comme ensauvagé: plus personne ne respecteles lois en vigueur, l’espace public étant devenu un espace de confusion,de prédation et de désagrégation sociale. Celle-ci concerne le bâti et la propriétédu sol, la circulation automobile,la collecte des déchets de toutes sortes (dispersés dans tout le pays) ; chacun peut à sa guise s’emparer d’un terrain public, voire privé, pour son usage personnel,la justice ayant renoncé à appliquerdes lois mal ficelées, et plus encoreà poursuivre un fonctionnaire défaillant.
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Pour la plupart des Tunisiens, cette dégradation visible et douloureuse des services publics a pris une tournure dramatique dans les deux domainesles plus saillants de la République héritée de Habib Bourguiba: la santé et l’école. La crise du Covid a été assez commentée pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Bien que le bilan en vies humaines soit moins élevé qu’en Europe du Sud après 17 mois de crise, celle-ci a néanmoins mis à nula misère de la santé publique.
Quant à l’école, autrefois fierté nationale et principal acquis du régime bourguibien, la désagrégation du service public a été tout aussi brutale: chaque année, 100 000 jeunes d’âge scolaire quittent désormais l’école (or dans un pays dont une classe d’âge est de 200.000 personnes, la chose est considérable), tandis que tous constatent une dégradation accéléréede l’enseignement. À observer les milliers d’enfants qui sont redevenus gardiens de troupeaux dans les campagnes du nord du pays, misère rurale et déscolarisation marchent de pair. En ville, le privé et les écoles étrangères font l’objet d’une ruée incontrôlée, et les meilleurs élèves tentent d’étudier à l’étranger après le baccalauréat. Ce sauve-qui-peut général obère gravement l’avenir du pays, et est emblématique de l’abaissement de son État.
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Or, dans cette petite République, parler d’une mystique de l’État et de la loi n’est pas un vain mot. Les Tunisiens s’honorent d’avoir été le premier pays musulman à abolir l’esclavage, le premier État constitutionnel en terre d’islam, le premier pays musulman à instaurer l’égalité entre hommes et femmes, et d’être la première démocratie arabe. Fort de ce capital immatériel, les Tunisiens, qui s’étaient soulevés contre Ben Ali en 2011 car il avait détourné les moyens de l’État au profit de son clanet d’une clique affairiste, ont confié à plusieurs reprises à leurs élus nationaux, lors des premières élections totalement libres et transparentes du monde arabe, la charge de restaurer le bon fonctionnement de l’État etde poursuivre les prévaricateurs.
Non seulement ces deux requêtes n’ont pas été honorées, mais leur objet s’est considérablement aggravé. Après dix ans de «révolution», jamais l’État tunisien n’est apparu aussi faible ni démuni. Depuis un an, les responsables politiques agissaient tels des pantins désarticulés, constamment en désaccord, sans programme d’action ni prise sur le réel: dégradation financière allant jusqu’à la banqueroute que tous redoutaientà la veille du 25 juillet ; plan de lutte incohérent contre le Covid ; dégradation de l’institution parlementaire allant jusqu’à l’agression physique et verbale de parlementaires en son sein, sans poursuites ; relance économique au point mort ; arrêt progressif de l’exploitation des ressources du pays ; affaissement monétaire et incapacité d’emprunt ; querelles à répétition entre les trois pôles de l’exécutif ; incapacité à mettre en place une cour d’arbitrage pour faire fonctionner l’État ; absence de poursuites contre les corrompus et les criminels -dont ceux ayant abattu deux leadersde la gauche au pire de la crise politique en 2013 – ; etc.
Dans ce petit pays ayant fourni sous la houlette des islamistes le plus gros contingent des combattants du djihad à Daech, par ailleurs frontalier d’une Algérie et surtout d’une Libye en crise, et dans lequel l’armée est à la fois modeste et éloignée de la chose politique (une autre exception arabe), l’affaissement conjointde l’État, de son administration, de sa justice et de son économie, annonçaient des périls imminents.
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Cette peur rétrospective des Tunisiens explique en partie la joie spontanée des manifestants tunisiens à l’annonce, ce 25 juillet, de la décision d’autorité du président Kaïs Saïed. Rappelons qu’en dépit des problèmes précédemment décrits, le président tunisien au style fleuri, élu en 2019 après la mort de son prédécesseur, est demeuré populaire, malgré les griefs de ses opposants et contradicteurs.
Ce président largement élu – en partie grâce aux voix islamistes – s’est démarqué par étapes du parti Ennahdha depuis l’hiver 2021. La formation islamiste est la principale force parlementaire et électorale du pays depuis 2011, sauf lors des présidentielles, gagnées à chaque fois par le camp nationaliste. Ce parti, bien qu’ayant chuté de 1,5 million de voix en 2011 à 500 000 voix en 2018, a réussi, grâce aux manœuvres du tacticien Ghannouchi et à la fragmentation du paysage politique, à garder le contrôle du Parlement. L’ARP (Assemblée des représentants du peuple) est la principale institution du régime conformément aux vœux de son principal concepteur, le cheikh Ghannouchi. Président de l’ARP depuis 2019, celui-ci dictait son agenda au gouvernement Mechichi.
Or Ennahdha a bâti une grande partie de son succès sur un discours moralisateur et anti-corruption. Il est tentant de regarder Ennahdha comme un parti dévot, voire bigot. Ce serait oublier que la composante moralisatrice est capitale chez ses premiers électeurs, pour lesquels la lutte contre la corruption est essentielle. Or non seulement Ennahdha, tout puissant jusqu’en 2014, a renoncé à poursuivre et à faire payer les prévaricateurs de l’ancien régime, mais il a négocié avec eux ; en outre, une partie de ses cadres, stimulés par les avantages commerciaux et financiers distribués par la Turquie et le Qatar, est à son tour entrée dans le jeu de l’enrichissement personnel et de l’économie de rente.
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De sorte que les Tunisiens de 2011, qui réclamaient la lutte contre une mafia et de la probité, se retrouvent aujourd’hui face à trois groupes de type mafieux. Le premier est le plus ancien et le mieux accepté: les populations frontalières, que l’État avait plus ou moins domptées, ont repris à une échelle inédite les trafics avec l’Algérie et la Libye, en échangeant du pétrole contre toutes sortes de biens. Plus l’économie tunisienne s’effondre et s’endette, plus l’informel gonfle, à tel point que le PIB officiel ne représente selon certains économistes que la moitié du PIB réel. Le deuxième est celui des groupes familiaux, qui ont fait fortune après la libéralisation du régime socialiste dans les années 1970, et dont la pelote a prospéré au rythme des rentes et des monopoles obtenus sous Bourguiba puis sous Ben Ali, avant d’être confortés depuis dix ans. Une quinzaine de familles, ayant souvent rang de milliardaires en euros, contrôlent l’économie et en partie l’État. Enfin, un troisième groupe présumé a émergé depuis la révolution, à la direction d’Ennahdha: des fortunes champignons ont surgi, souvent pilotées et financées par la Turquie, soucieuse de réorienter à son profit les flux commerciaux du pays, ce qui a le don d’exaspérer les Tunisiens.
La situation tunisienne de 2021 est à la fois similaire et très différente de la situation égyptienne de juillet 2013
Pierre Vermeren
Pour l’opinion anti-nahdhaouie, les trois crimes majeurs des islamistes sont d’une part cette prévarication inattendue, puis la prise en main et la paralysie de l’institution judiciaire, et enfin l’asphyxie de l’État. Entre 2011 et 2014, en embauchant à vie 200.000 militants nahdhaouis et membres de leurs familles dans l’administration – sans compétences particulières ni concours -, et en reconstituant de surcroît des carrières comme s’ils avaient travaillé trente ans pour les plus anciens, le parti de Ghannouchi a asphyxié l’État. Celui-ci est endetté à 100 % du PIB ; il ne peut plus ni emprunter ni investir ; et pour payer ses fonctionnaires, il compte sur des donsde pays étrangers.
L’opinion et les intellectuels anti-islamistes, excédés par cette situation, soupçonnent Ennahdha de vouloir ainsi vendre le pays à l’exécré Qatar (l’interdiction de sa chaîne de télévision à Tunis, al-Jazeera, a d’ailleurs été immédiate après le 25). Aussi, lorsqu’en juillet 2021, Ghannouchi a tenté de faire voter une nouvelle «compensation» de près de 1 milliard d’euros pour les victimes de la dictature Ben Ali – les islamistes, NDLR – , ses contempteurs et l’opinion tunisienne ont vu rouge. C’est la cause directe de ce qui s’est passé le 25 juillet, avec le soutien explicite de tous ceux qui ont appelé à manifester en ce jour anniversaire de la création de la République en 1957, avec le soutien tacite des forces de sécurité et probablement de leurs alliés arabes et occidentaux.
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De sorte que la situation tunisienne de 2021 est à la fois similaire et très différente de la situation égyptienne de juillet 2013, lorsque al-Sissi a expulsé manu militari les Frères musulmans de l’État. Comme en Égypte, les islamistes ont littéralement rendu fous leurs adversaires – quoique plus lentement, Ennahdha ayant tiré la leçon de 2013 -, non seulement en les malmenant, mais surtout en sapant l’État-nation. Cet héritage historique honni des islamistes interdit la réunification des terres de l’islamturco-arabe dans le cadre d’un khalifat.
L’abaissement de l’État serait à cette aune non pas le fruit d’une indigence gestionnaire des islamistes, mais un objectif stratégique. Mais à la différence de l’Égypte, la violence a été et sera probablement contenue, car il y va de l’honneur de la nation et de l’histoire des Tunisiens. Pour que le processus ne déraille pas, trois conditions seront pourtant nécessaires: l’absence d’attentat et de violences de la part de salafistes vengeurs ; un strict bordage constitutionnel qui imposera ses règles à la présidence ; et la perspective d’élections rapides que le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi est en position de remporter. La Méditerranée n’en a pas fini avec la question tunisienne.