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Psychanalyste, professeur de psychologie clinique à l’université Paris-Diderot,
Fethi Benslama décrypte les mécanismes qui conduisent tant de jeunes à désirer se sacrifier au nom du djihad. Ces « surmusulmans », comme les définit l’universitaire, sont des « musulmans qui veulent être plus musulmans que les musulmans qu’ils sont ».
Pourquoi le psychanalyste que vous êtes s’intéresse-t-il à la radicalisation des jeunes ?
FETHI BENSLAMA Mon travail de chercheur sur l’islam depuis une trentaine d’années et mon expérience de clinicien durant quinze ans dans un service de la protection de l’enfance en Seine-Saint-Denis me permettent d’affirmer que l’on ne peut pas se limiter à une explication sociologique, religieuse et géopolitique pour décrypter la question de la radicalisation. Or, l’approche psychanalytique, les mutations qui atteignent le psychisme des individus sont souvent négligées, faussant, ainsi, l’analyse de ce phénomène qui nous touche de près.
Y a-t-il un « profil type » des djihadistes, souvent présentés comme des « détraqués » ?
FETHI BENSLAMA On ne peut absolument pas dire qu’ils sont tous atteints de troubles psycho-pathologiques, ni qu’ils sont tous défavorisés socialement. Les données dont nous disposons montrent une diversité qui ne permet pas d’établir des profils, encore moins des « profils types » du radicalisé ou du candidat au djihad. Ils sont issus de toutes les classes sociales et de tous sexes. Cependant, selon les chiffres gouvernementaux, 75 % des personnes signalées ont entre 15 et 25 ans. Il s’agit donc d’adolescents et de jeunes adultes. Ce qui est un fait significatif.
En quoi la période de l’adolescence est-elle importante ?
FETHI BENSLAMA C’est un moment de transition critique. Certains adolescents peuvent se trouver dans une situation de précarité subjective, et pas seulement sociale. Mais il n’est pas question de ramener la radicalisation à une causalité directement liée aux troubles de l’adolescence ; ce serait une erreur, en France comme ailleurs dans le monde musulman, d’isoler un élément causal unique. Il faut garder à l’esprit que les symptômes des adolescents reflètent ou expriment des conflictualités sociales, auxquelles un certain nombre d’entre eux croient pouvoir apporter une solution par leurs engagements. Si l’enfant se pose comme thérapeute de sa famille, l’adolescent croit qu’il peut être le guérisseur de son groupe social, le sauveur de sa société, voire de l’humanité.
Pourquoi cette tranche d’âge se tourne-t-elle, parfois, vers la radicalisation islamiste ?
FETHI BENSLAMA Ceux que j’ai rencontrés dans mon activité clinique en Seine-Saint-Denis, qui adoptaient subitement un discours ultra-islamiste, avaient la volonté de s’enraciner ou de se ré-enraciner dans un au-delà pour contester ce qui est sur terre. La radicalisation peut être comprise comme le symptôme d’un désir d’enracinement protestataire de ceux qui n’ont plus de racines ou qui le vivent comme tel. Le passage de l’adolescence constitue une crise, parce que les idéaux de l’enfance volent en éclats et doivent être remplacés en urgence par de nouveaux. Cette avidité d’idéaux provient du fait que le sujet doit désormais s’approprier soi-même. Il veut s’appartenir en se réinventant. Or, il doit le faire tout en vivant les remaniements des limites les plus cruciales de l’existence humaine : entre le moi et le non-moi, entre la vie et la mort, entre son sexe et l’autre sexe, entre le réel et l’irréel, le monde et l’au-delà. Les discours et les procédés de l’offre djihadiste exploitent un grand nombre des motifs de la transition subjective juvénile, comme un chasseur tendant ses filets en connaissant le chemin de sa proie. Les jeunes à qui s’adressent les recruteurs sont dans une attente de la traversée, à l’affût d’une solution ou au milieu du gué. C’est particulièrement vrai pour ceux dont le passage adolescent est difficile à cause de failles personnelles résultant d’accidents dans leur vie ou/et de défaillances dans leur environnement familial et social.
Quel est le sens de la notion de « surmusulman » ?
FETHI BENSLAMA À la base des mouvements islamistes, il y a la thèse de la défection des musulmans quant aux fondements de leur foi ; une partie importante d’entre eux sont revenus au temps préislamique en se sécularisant. Pour ces fondamentalistes, l’ennemi de l’islam, c’est le musulman lui-même. Certes, il y a l’ennemi extérieur – l’Occidental, le laïc –, mais le plus dangereux c’est l’ennemi intérieur, celui qui se renie. Cet ennemi intérieur n’est autre que ce que Freud nomme le « surmoi ». Celui-ci est un surveillant permanent et cruel qui détecte le moindre écart moral et déclenche les auto-reproches et le sentiment de culpabilité. C’est ce qui amène le sujet à faire plus pour expier et démontrer sa fidélité. Mais ce n’est jamais assez. La définition que je propose du « surmusulman » est la suivante : c’est le musulman qui veut être plus musulman que le musulman qu’il est. Cela peut passer par la multiplication des signes extérieurs de fidélité : des marques corporelles et vestimentaires, un lourd carcan rituel, l’obsession de la pureté, cela peut conduire à la défense violente de la religion.
Qu’est-ce qui fait que des « surmusulmans » basculent dans un « furieux désir de sacrifice » (1) ?
FETHI BENSLAMA L’offre djihadiste a trouvé un débouché inédit à travers Internet, puis avec Daech l’utopie d’une cité islamique idéale est passée dans la réalité. Du coup, le recrutement est devenu très large, il a engrangé des personnes en situation de mal-être ou fragiles, des délinquants qui trouvent dans l’engagement djihadiste un moyen de repentir, certains d’entre eux en usent pour anoblir leurs pulsions antisociales. Ils peuvent donc commettre des délits et des crimes au nom d’une loi supérieure. Il y a aussi des jeunes dont l’estime d’eux-mêmes est si basse que leur existence n’a pas de valeur à leurs yeux. Ceux-là trouvent dans l’offre djihadiste un moyen de venger une vie dévaluée, d’acquérir un sentiment d’existence supérieur, en devenant des héros. L’offre de radicalisation se sert de l’état de fragilité identitaire, qu’elle transforme en une puissante armure. Il en résulte, pour le sujet radicalisé, un sentiment de libération, des élans de toute-puissance. Il devient un autre, choisit un autre nom, adopte des comportements identiques aux membres de son groupe, ainsi que leurs discours. C’est ce qui crée l’automate religieux. D’autres qui ont des tendances suicidaires trouvent dans l’autosacrifice un moyen élevé d’échapper à leur vie d’une manière flamboyante. La mort peut présenter pour beaucoup de personnes en détresse une issue. Il y a, en France, 250 000 tentatives de suicide par an, dont 10 000 réussies. Plus de mille jeunes entre 25 et 34 ans figurent parmi les morts par suicide. L’offre djihadiste a cette particularité de pénétrer dans les failles subjectives pour les transformer en un furieux désir de sacrifice.
Comment expliquez-vous ce furieux désir ?
FETHI BENSLAMA Il y a eu un détournement de la figure du martyr en islam. Dans la tradition, le martyr est un combattant qui rencontre la mort sans la vouloir, elle fait partie du risque de son engagement. Or les mouvements djihadistes l’ont transformé en un désir d’aller vers la mort par haine de la vie. Or le martyr a un destin surhumain. Il ne meurt qu’en apparence et accède à une jouissance exceptionnelle. Des personnes peuvent accepter de mourir pour une vie supérieure, quand pour eux la vie ne vaut plus la peine d’être vécue.
Que pensez-vous de la comparaison entre le radicalisme islamiste et l’emprise sectaire ?
FETHI BENSLAMA Face à une nouvelle situation, le premier réflexe consiste à la rapprocher des réalités connues. Cela peut conduire à des analogies trompeuses. Il existe, certes, des ressemblances entre l’enrôlement sectaire et celui du djihadisme, comme ce qu’on appelle « l’emprise mentale », mais ce phénomène existe partout dans les relations humaines aliénantes. Je récuse l’assimilation du recrutement djihadiste à celui de la secte. Dans la secte, l’individu s’assujettit aux fantasmes ou à la théorie délirante d’un gourou, à son exploitation économique, voire sexuelle. Le djihadiste, quant à lui, adhère à une croyance collective très large, celle du mythe identitaire de l’islamisme, alimentée par le réel de la guerre, à laquelle on lui propose de prendre une part héroïque, moyennant des avantages matériels, sexuels, des pouvoirs réels ou imaginaires. La différence est patente.
Comment le « surmusulman » a-t-il été enfanté ?
FETHI BENSLAMA Les traumatismes historiques ont une onde de propagation très longue, surtout lorsqu’une idéologie les relaie auprès des populations. C’est le rôle principal de l’islamisme, dont l’invention est l’un des faits majeurs de l’histoire moderne des musulmans. Elle est en rapport avec l’effondrement du dernier empire musulman, celui des Ottomans en 1924. S’est alors installée la hantise mélancolique de la dissolution de l’islam dans un monde où il ne gouverne plus. La naissance des Frères musulmans, en 1928, constitue la réponse à cette cassure historique. Ils entendaient restaurer et venger « l’idéal islamique blessé ». L’islamisme promet le rétablissement du califat (principe de souveraineté en islam) par la défaite des États nationaux. Il véhicule le souvenir du traumatisme et le projette sur l’actualité désastreuse de populations souffrant du sort qui leur est réservé par les gouvernements, les expéditions militaires occidentales et les guerres civiles. L’effondrement historique s’est accompagné d’un clash inédit dans le modèle du sujet musulman.
Qu’entendez-vous par « clash inédit » dans le milieu musulman ?
FETHI BENSLAMA La conception du sujet en islam a connu une transformation radicale depuis l’entrée des Lumières dans le monde musulman. La principale raison de cette mutation réside dans la confrontation entre les partisans et les anti-Lumières. Ces derniers revendiquent la restauration de la souveraineté théologique et le retour à la tradition prophétique, au nom de la suffisance de l’islam à répondre à tous les problèmes. Une discordance systémique apparaît alors dans le rapport à la souveraineté et au pouvoir. Les uns veulent être citoyens d’un État, musulmans mais séparés de l’ordre théologique. Les autres veulent, au contraire, s’affirmer davantage musulmans. D’où l’émergence du « surmusulman ». La défense de l’islam devient pour ce dernier auto-immunitaire, au sens où elle détruit ce qu’elle veut sauver. C’est pourquoi, je le répète, le « surmusulman » a deux ennemis : l’ennemi extérieur, l’Occident, et l’ennemi intérieur : l’Occidenté, lequel refuse la soumission politique à la religion et se veut citoyen d’une nation. Pour le surmusulman, le musulman sécularisé est l’ennemi premier à éliminer.
La notion de « surmusulman » est-elle valable également en France ?
FETHI BENSLAMA Je décris dans mon livre les grandes tendances qui font que la radicalisation se diffuse partout où il y a des musulmans. On estime au minimum à trois millions le nombre de musulmans vivant en France. Parmi eux, une partie des jeunes ne trouvent pas leur place dans la société. L’islamisme s’intéresse à elle et elle s’intéresse à son idéologie qui alimente sa révolte au nom d’une justice identitaire, on trouve le phénomène en Tunisie, en Algérie, en Syrie ou en Égypte, partout dans le monde arabo-musulman. Il pourvoit la jeunesse déshéritée et frustrée, réellement et imaginairement, d’un héritage et d’un testament pour lequel, avec lequel on peut mourir. Les déshérités ne sont pas uniquement les plus pauvres matériellement, mais tous ceux dont la blessure narcissique individuelle vient à coïncider avec l’idée d’une dépossession de l’héritage, donc d’un vol de jouissance. C’est ce que l’islamisme est parvenu à faire passer auprès d’une partie des musulmans.
(1) Un furieux désir de sacrifice, de Fethi Benslama. Éditions du Seuil, 160 pages, 15 euros.
Quand la psychanalyse rencontre l’islam
Membre de l’Académie tunisienne et professeur de psychopathologie clinique à l’université Paris-Diderot, Fethi Benslama a participé à l’élaboration du premier
centre de réinsertion et de citoyenneté, à Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire). Pour lui, cette structure n’est en rien un lieu de « déradicalisation », un mot qu’il estime « stupide », car on « ne lave pas les cerveaux ». Le psychanalyste s’intéresse au fait religieux et à ses manifestations radicales dans une optique psychanalytique.
Il est notamment l’auteur de la Psychanalyse à l’épreuve de l’islam (2002) et de Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (2005).