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“Cette jeunesse n’était pas franchement « représentative » de la jeunesse française”, dira-t-elle !
À Poitiers, dialogue de sourd entre les jeunes et Sarah El Haïry, leur secrétaire d’État
Sarah El Hairy, secretaire d’État à la Jeunesse et à l’Engagement, a rencontré 130 jeunes venus de toute la France, le 22 octobre. • MARTA NASCIMENTO
Une centaine de jeunes ont eu l’occasion de rencon-trer la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement, Sarah El Haïry, à l’issue de leur rencontre nationale autour de la question des religions dans la société, organisée par la Fédération des centres sociaux, à Poitiers, le 22 octobre. Sarah El Haïry n’a pas réussi à établir le dialogue qu’espéraient les jeunes. Par Laurent Grzybowski.
C’est ce qu’on appelle un rendez-vous manqué. Après trois jours d’échanges et de débats intenses, sur le thème de « La place des religions dans la société », les 130 adolescents venus de toute la France, rassemblés du 20 au 22 octobre au lycée Isaac de l’Étoile, à Poitiers – à l’initiative de la Fédération des centres sociaux –, espéraient engager un dialogue de fond avec Sarah El Haïry, secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement. Celle-ci était venue tout exprès de Paris pour les rencontrer à l’issue de leurs travaux et pour écouter ce qu’ils avaient à lui dire.
Un rendez-vous d’autant plus opportun qu’il intervenait quelques jours après l’attentat terroriste contre Samuel Paty, ce professeur d’histoire assassiné par un fanatique religieux devant son collège à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). De quoi donner un certain relief à cette rencontre prévue de longue date. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
Trop peu d’enseignement sur les religions
Tout avait pourtant bien commencé.Réunis dans le gymnase du lycée, des porte-parole désignés par leurs camarades ont commencé à dresser un état des lieux. « On est partis de notre propre vécu, de nos expériences personnelles dans différentes situations, le lycée, la rue, le travail ou la formation, et on s’est rendu compte que nous vivions des choses similaires, des discriminations, par rapport à notre couleur de peau, notre origine, notre orientation sexuelle ou notre religion », raconte l’une d’entre eux, Tina, 17 ans, élève en classe de terminale.
Il faut aimer la police, car elle est là pour nous protéger au quotidien. Elle ne peut pas être raciste, car elle est républicaine !
Sarah El Haïry, secrétaire d’État
Les paroles prononcées sont directes et sans filtre. Mais au moment où l’un des adolescents évoque « les violences policières » et les contrôle au faciès dont certains s’estiment victimes, la ministre se lève d’un bond, n’hésitant pas à l’interrompre pour lui expliquer qu’« il faut aimer la police, car elle est là pour nous protéger au quotidien. Elle ne peut pas être raciste, car elle est républicaine ! ». Malaise dans la salle.
On sait que les religions et la laïcité sont au programme, mais c’est trop court, inefficace, et les discours sont souvent maladroits.
Émilie, 16 ans, élève de seconde
Puis, c’est au tour d’Émilie, 16 ans, élève de seconde dans un lycée toulousain, d’apporter son témoignage. « Nous avons constaté que, dans la société, nous manquions d’espaces pour pouvoir parler des religions, en débattre, pour pouvoir mieux les connaître. Même au lycée, on aborde rarement ce sujet. On sait que les religions et la laïcité sont au programme, mais c’est trop court, inefficace, et les discours sont souvent maladroits. On fait souvent face à des représentations, à des jugements sommaires. Ici, c’est la première fois de ma vie que je peux parler librement de ma religion et que je ne me sens pas jugée. Ce n’est pas parce qu’on est chrétien ou musulman qu’on représente une menace pour la société. Pour moi, la diversité est une chance. »
Absence d’unanimité
« Quand j’ai expliqué à mon prof d’histoire que j’étais musulmane, il m’a tout de suite agressée », poursuit Farah, 16 ans, élève en seconde, encore choquée d’avoir été prise à partie par son enseignant. « Il a cherché à convaincre les musulmans de la classe que Dieu n’existait pas, que c’était prouvé par la science. Moi, je n’impose rien à personne, pourquoi est-ce que lui m’imposerait sa vision ? J’ai failli porter plainte. Je crois à la liberté d’expression, mais j’ai le sentiment qu’on n’est pas tous libres de la même manière : lorsqu’il s’agit d’exprimer un propos athée ou critiquant les religions, la parole est totalement ouverte et c’est très bien ! Mais lorsqu’il s’agit de dire qu’on aime la religion ou qu’on est croyant, la parole est étouffée. On peut même se retrouver rejeté ou montré du doigt. Pourtant, la liberté d’expression devrait être la même pour tous. D’accord pour l’expression publique du blasphème à l’école, mais alors il faudrait aussi respecter l’expression publique de la foi. »
« Mais qu’est-ce que c’est que ce catéchisme qu’elle vient nous débiter ? »
Un jeune en aparté
« Je ne peux pas laisser dire ça ! », répond Sarah El Haïry, s’emparant aussitôt du micro. La secrétaire d’État se lance alors dans un cours d’éducation civique et morale autour de la loi de 1905 : « La République protège ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Elle apprend aux jeunes à être des citoyens libres. Dans notre pays, c’est la liberté, l’égalité et la fraternité, en tout temps et en tout lieu. Notre jeunesse doit faire vibrer les valeurs républicaines partout. De la même manière que la police nous protège, l’école nous instruit. » Des propos loin de faire l’unanimité parmi les adolescents, incrédules, qui ont l’impression de ne pas être entendus. « Mais qu’est-ce que c’est que ce catéchisme qu’elle vient nous débiter ? », souffle discrètement l’un d’entre eux.
La laïcité protège-t-elle les mineurs ?
« Je connais des personnes croyantes qui subissent de nombreuses discriminations autour de moi, à cause de leur religion, parce qu’elles portent un signe religieux ou parce qu’elles respectent des règles alimentaires, commente Tina en aparté. Moi, comme athée, je n’ai jamais été discriminée. C’est pour ça que je veux défendre mes copines croyantes parce qu’elles n’ont pas toujours les moyens de se défendre elles-mêmes. Même si c’est très intime, les croyances, c’est important d’en parler. D’ailleurs, si on parlait davantage au lycée, je pense qu’il y aurait moins de violence et moins de haine. En tout cas, ici, j’ai appris plein de choses. »
« Les adultes croient qu’on se hait entre nous parce qu’on est différents, mais c’est tout le contraire », s’insurge Laounia, 17 ans, élève en classe de première, à Périgueux. « Ce sont les adultes qui se haïssent entre eux, pas nous. Nous, on a tous envie de se connaître d’une culture à l’autre. Pour les profs, je comprends que ça puisse être délicat. Du coup, il faudrait que des personnes extérieures interviennent dans les collèges ou dans les lycées pour venir nous parler de leur religion. »
Les religions n’ont pas leur place à l’école, un point c’est tout. Vous êtes des mineurs, la laïcité est là pour vous protéger !
Sarah El Haïry, secrétaire d’État
Des témoignages difficiles à entendre par la secrétaire d’État qui semble désormais sur la défensive. « L’école est un lieu vibrant de la construction libre, un sanctuaire de la République, hors de l’espace et du temps », répète-t-elle à plusieurs reprises, de manière quasi incantatoire, refusant énergiquement l’idée d’un enseignement du fait religieux à l’école et ne cessant de renvoyer les jeunes dans leurs cordes. « Les religions n’ont pas leur place à l’école, un point c’est tout. Vous êtes des mineurs, la laïcité est là pour vous protéger ! »
J’ai plus le sentiment d’être brimée que d’être protégée. Plusieurs de mes copines se sont fait cracher dessus ou ont été traitées de terroristes parce qu’elles avaient le malheur de porter un foulard.
Jawan, 15 ans, musulmane
« Mais nous protéger de quoi ? », s’interroge Jawan, 15 ans, élève en classe de seconde à Poitiers, qui ne comprend pas pourquoi elle n’a pas le droit de porter le voile au lycée. « J’ai plus le sentiment d’être brimée que d’être protégée », poursuit cette jeune fille musulmane qui dit en avoir marre d’être tout le temps considérée « comme une mineure irresponsable », incapable de penser par elle-même. Marre aussi des stéréotypes et des amalgames dont sont victimes beaucoup de ses camarades. « J’ai plusieurs copines qui se sont fait cracher dessus ou ont été traitées de terroristes parce qu’elles avaient le malheur de porter un foulard. »
Neutralité de l’école publique
« Le problème vient aussi des médias », enchaîne Diego, 16 ans, chargé avec d’autres délégués de formuler quelques propositions concrètes pour combattre les discriminations dont ils se sentent victimes. « Nous attendons des journalistes qu’ils proposent de l’information et pas de l’opinion ou des jugements, explique le lycéen. Nous voudrions qu’ils soient sanctionnés quand ils stigmatisent au lieu de protéger et d’informer. Qu’ils arrêtent de parler à la place des uns et des autres et qu’ils donnent la parole aux personnes concernées, comme les femmes voilées. On ne les entend jamais. Nous voudrions aussi que les signes religieux soient acceptés au lycée. »
Une idée rejetée avec force par Sarah El Haïry, qui rappelle le devoir de neutralité de l’école publique : « Le voile, vous pourrez le porter à l’université quand vous serez majeures, mais pas maintenant ! Le lycée est un espace sacré. Ce sanctuaire républicain est un lieu vibrant hors du temps et de l’espace dont le but est de vous aider à vous construire et à devenir des citoyens libres et éclairés. Vous devez avoir le sentiment d’appartenir à la communauté républicaine », a affirmé la représentante de l’exécutif avant de tenter de faire chanter l’hymne national à l’assemblée, sous le regard interloqué des participants.
Une Marseillaise finalement peu reprise par le public et par les élus présents. « C’est quoi cette histoire de Marseillaise ?, s’emporte Carla, 15 ans. Quel rapport avec nos échanges ? La ministre a totalement minimisé les discriminations que nous subissons et au lieu de répondre à nos propositions s’est contentée de nous faire reprendre un chant chargé de violence. J’y vois une marque de mépris. »
Trois jours dans le respect des différences
Malgré l’étonnante maturité dont ils ont fait preuve dans leurs échanges, occupés à faire entendre la voix des jeunes, ni Carla ni ses camarades n’ont établi spontanément de lien entre leur réflexion sur les religions à l’école et l’assassinat de Samuel Paty. « Il s’agit d’un acte ignoble », confie la jeune Émilie, estimant que « ce drame confirme qu’il faut vraiment parler des religions à l’école et casser les tabous ». Un avis largement répandu parmi ces jeunes issus des quartiers populaires réunis durant ces trois jours à Poitiers.
Ce qu’on a vécu durant ces trois jours montre qu’on peut débattre entre nous, avoir des opinions différentes, et qu’on peut le faire dans le respect des uns et des autres.
Jade, engagée dans une épicerie solidaire
Comme la plupart des participants, Jade — engagée dans une épicerie solidaire liée au centre socio-culturel de Buxerolles, dans la périphérie de Poitiers – s’est dite « déçue par l’attitude fermée » de la secrétaire d’État. « Ce qu’on a vécu durant ces trois jours montre qu’on peut débattre entre nous, avoir des opinions différentes, et qu’on peut le faire dans le respect des uns et des autres, nous a-t-elle confié à l’issue de la rencontre. Du coup, je ne comprends pas pourquoi nous n’avons pas été écoutés. Nos propositions s’adressent aux adultes, aux élus et aux pouvoirs publics. Nous ne pouvons pas agir sans eux, mais ils ne peuvent pas non plus agir sans nous. »
Le message sera-t-il entendu par la secrétaire d’État chargée la Jeunesse et de l’Engagement ? Lorsqu’on voit comment celle-ci s’est empressée de quitter les lieux, après avoir expliqué – très énervée – aux journalistes présents à l’extérieur de la salle que cette jeunesse n’était pas franchement « représentative » de la jeunesse française, rien n’est moins sûr.
Les centres sociaux, un formidable maillage territorial
Partout, en France, les centres sociaux sont des structures de proximité qui animent le débat démocratique, accompagnent des mobilisations et des projets d’habitants de toutes générations pour construire de meilleures conditions de vie. Ils proposent des activités sociales, éducatives, culturelles, familiales pour répondre aux besoins du terrain. Les 1250 centres sociaux qui couvrent le territoire, notamment dans les quartiers populaires et dans les zones rurales ou périurbaines, sont réunis au sein de la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FSCF). Créée en 1922 et reconnue d’utilité publique en 1931, au titre de l’éducation populaire, cette fédération a constitué un réseau national de jeunes, avec les milliers de collégiens et de lycéens qui fréquentent ses centres. Son objectif : encourager la prise de responsabilité de tous pour faire vivre la démocratie participative et donner à chacun son pouvoir d’agir.