Voici deux mois, ils étaient plus de 8 000, souvent très jeunes, à se jeter à l’eau depuis le littoral de la petite bourgade marocaine de Fnideq, dans l’extrême nord du royaume, pour contourner à la nage et au péril de leur vie les brise-lames de Ceuta, principale enclave espagnole en terre nord-africaine. Les images ont fait la une des médias occidentaux, dont celle terrible, d’un agent de la Garde civile espagnol sauvant un nourrisson de la noyade. Or cette poussée de fièvre migratoire sur le flanc sud de l’Europe a été orchestrée par le Maroc, faisant sursauter Bruxelles, choqué de voir le roi Mohammed VI, partenaire jusqu’ici fidèle de l’Union européenne, se comporter en émule du président turc, Recep Tayyip Erdogan.
À l’origine de cette vague migratoire, il y a la volonté de Rabat de faire payer au gouvernement de Pedro Sánchez l’accueil réservé à l’ennemi public no 1 du Maroc, le chef du Front Polisario, Brahim Ghali, malade du Covid. Ce dernier a en effet pu être traité dans un hôpital espagnol pour « raisons humanitaires ». Pour rappel, le Polisario revendique l’indépendance du Sahara occidental, cette ancienne colonie espagnole désertique annexée par le Maroc en 1975 et objet d’un conflit enlisé à l’ONU.
À la suite de l’accueil de ce haut dirigeant sahraoui, le Maroc a fait part à Madrid de son « exaspération ». Six mois plus tôt, Rabat concluait un arrangement avec les États-Unis et Israël dans le cadre des accords d’Abraham. En échange de la normalisation de ses relations avec l’État hébreu, le royaume a obtenu la reconnaissance par l’administration Trump de sa souveraineté sur le Sahara occidental, assortie d’une promesse d’aide économique et de nouvelles livraisons d’armes sophistiquées : notamment des drones armées Sea Guardian, assurant la suprématie des forces armées royales dans la région. Un accord diplomatique que la nouvelle administration Biden n’a pas renié. Mais les principaux partenaires de Rabat au sein de l’Union européenne (France, Espagne et Allemagne), eux, n’ont pas suivi.
En juin, au lendemain de la crise de Ceuta, le Parlement européen a adopté une résolution qualifiant de « moyen de pression inacceptable » l’utilisation par le Maroc de la migration. Pour la première fois, le royaume était placé à la même enseigne que la Turquie. Cependant, Bruxelles, Paris et même Madrid ont agi en coulisse pour finalement n’imposer aucune contrainte à Rabat.
« VIRILISATION » DE LA DIPLOMATIE
Alors que le royaume chérifien dit refuser de jouer le rôle de « gendarme de l’Europe » celui-ci bénéficie depuis 2019 d’une enveloppe totale de 147,7 millions d’euros débloquée par l’UE au titre du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, créé en 2015 afin de lutter contre l’immigration clandestine et la traite d’êtres humains, protéger les personnes vulnérables et renforcer le développement économique en Afrique du Nord… Sans compter les aides bilatérales qui allouent régulièrement aux forces de sécurité marocaines du matériel de surveillance de son littoral. « Le Maroc, contrairement à d’autres partenaires comme l’Algérie, qui collabore activement contre l’immigration irrégulière, a cependant tendance à signaler son manque de moyens et à demander de l’argent »soulignait il y a peu le journal madrilène El País. Selon Bruxelles, Rabat estime en effet avoir besoin de 434 millions d’euros par an pour couvrir les coûts de contrôle de ses frontières, le pays étant aussi un espace de transit pour des milliers d’immigrés subsahariens.
En 2018, un nombre record historique a été enregistré avec l’arrivée de 64 000 personnes par voie terrestre et maritime. L’Espagne est alors devenue le médiateur de Rabat à Bruxelles et a réussi à défendre ses intérêts devant l’UE, qui a depuis renforcé son soutien économique. Le flux migratoire a été réduit de moitié en 2019, la frontière nord du Maroc a été bouclée, mais, l’année dernière, le pays était à nouveau au centre de la crise migratoire : 23 000 personnes ont débarqué, dont 50 % étaient de nationalité marocaine.
La « virilisation » de la diplomatie marocaine à l’égard de l’Europe, et particulièrement envers l’Espagne, ne date pas de cette dernière crise. Depuis 2019, Rabat a décidé de manière unilatérale d’imposer un blocus économique sur les villes autonomes de Ceuta et de Melilla, confettis d’Europe sur ses côtes méditerranéennes. Officiellement décrété pour en finir avec le trabendo ce commerce illicite transfrontalier jusqu’ici assuré quotidiennement par des femmes mulets surchargées de marchandises de contrebande, l’étouffement des enclaves entrait dans le cadre d’un vaste projet : transformer le nord du Maroc en région économique rivalisant avec l’Espagne du Sud. Avec notamment le concours de la France (usine Renault, TGV, etc.), Tanger s’est hissée ces dernières années en centre industriel compétitif.
STRATÉGIE DU CHOC FACE À L’ALLEMAGNE
En mars, le royaume a également ouvert les hostilités sur un autre front, cette fois-ci avec l’Allemagne, usant de la même « stratégie du choc »pour remettre à plat ses relations avec Berlin. La réaction allemande à la déclaration de Donald Trump reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental avait en effet douché la diplomatie marocaine, Berlin estimant que la nouvelle position de Washington, « contraire à la légalité internationale » n’était pas de nature à favoriser le processus politique discuté sous les auspices des Nations unies. L’Allemagne convoquait même une réunion du Conseil de sécurité pour évaluer la situation…
Plus récemment, l’épisode du drapeau du Polisario hissé au Parlement du Land de Brême ou encore l’octroi par Berlin de l’asile politique à Mohamed Hajib, un salafiste recherché par Rabat, ont poussé à la rupture : la diplomatie marocaine a annoncé le gel de ses relations et l’arrêt de tous ses programmes de coopération avec l’Allemagne, pourtant septième partenaire commercial du royaume.
Autant l’épreuve de force avec Madrid qui a mené au départ – souhaité et applaudi par Rabat – de la ministre des Affaires étrangères espagnole, Arancha González Laya, s’inscrit dans une relation ancienne de voisinage aussi complexe que tourmentée, autant la crise avec Berlin, d’un genre nouveau, est révélatrice de la nouvelle posture décomplexée et potentiellement belliciste de Rabat face à l’Europe.
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