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Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R)
Collection ARCANA IMPERII. Dirigée par Éric Denécé
Issue de l’œuvre de Tacite, l’expression ARCANA IMPERII désigne « les secrets de l’empire », c’est-à-dire les manœuvres qui interviennent dans l’ombre des politiques officielles que conduisent les pouvoirs depuis l’Antiquité. Cela recouvre le renseignement, les opérations clandestines et les manipulations de toute sorte (tromperie, stratagèmes, désinformation, etc.) sur lesquelles cette collection souhaite apporter un éclairage nouveau, dans une double dynamique historique et contemporaine.
Ouvrage déjà paru
– Yves Bonnet, La Deuxième guerre d’Algérie. Les zones d’ombre de la tragédie des moines de Tibhirine enfin levées, VA Editions, Paris, 2017.
SOMMAIRE
Introduction
– « Le wahhabisme : un cancer qui ronge l’islam et qui menace
le monde », Éric Denécé. 9
Première partie :
Un régime fondé sur une idéologie archaïque et sectaire
– « L’Alliance entre le wahhabisme et la dynastie saoudienne »,
Alain Corvez 19
– « Le wahhabisme contre l’islam », Majed Nehmé 33
– « Le vrai visage de l’Arabie saoudite », Hedy Belhassine 43
– « Le durcissement de la politique saoudienne de l’Arabie saoudite
contre les chiites », Alain Rodier. 51
Deuxième partie :
La diffusion du fondamentalisme et de la haine
– « L’islamisme en Inde et au Pakistan depuis le XIXe siècle »,
Julie Descarpentrie 59
– « Le wahhabisme en Afrique des années 1940 à aujourd’hui »,
Laurence-Aïda Ammour 75
– « La très active politique de lobbying saoudien », Pierre Conesa. 115
Troisième partie :
L’exportation du terrorisme et de la guerre
– « Le soutien de l’Arabie saoudite aux mouvements
islamistes violents », Eric Denécé 125
– « The Arabization of Jihadi Landscape: The Saudi Involvement
in institutionalizing Jihad in Pakistan », Dr Farhan Zahid 135
– « L’Arabie saoudite est-elle victime ou génitrice
du terrorisme ? », Abderrahmane Mekkaoui 151
– « La nouvelle politique étrangère de l’Arabie Saoudite depuis
l’arrivée au pouvoir du roi Salman », Nicolas Hernandez 169
– « L’intervention de l’Arabie saoudite au Yémen : une guerre
indirecte contre l’Iran », Alain Rodier. 193
Quatrième partie :
Tout changer… pour que rien ne change !
– « Tempête sur le Grand Moyen-Orient : décryptage d’une
guerre universelle par procuration », Michel Raimbaud. 207
– « Arabie saoudite : une dictature moins protégée »,
Richard Labévière. 217
Conclusion
– « La complicité de l’Occident », Eric Denécé. 237
Bibliographie sommaire 249
Présentation du CF2R 253
PRÉSENTATION DES AUTEURS
Laurence-Aïda Ammour, analyste en sécurité et défense pour l’Afrique du Nord-Ouest, consultante pour In On Africa (Johannesburg) et le Centre d’Etudes Stratégiques pour l’Afrique-CESA (Washington D.C.). Dernier ouvrage paru (en collaboration) Je reviendrai à Tombouctou : un chef touareg témoigne, Ixelles éditions, 2013
Hedy Belhassine, consultant indépendant, ancien cadre dirigeant de grands groupes français des secteurs du bâtiment travaux publics et de la Défense nationale. Blog personnel : https://hybel.blogspot.fr/
Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense, auteur de Docteur Saoud et Mr Djihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, Paris, Robert Laffont, 2016.
Alain Corvez, ancien conseiller du général commandant la Force des Nations Unies déployée au Sud-Liban (FINUL), ancien conseiller aux ministères de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Intérieur. Actuellement conseiller en stratégie internationale.
Eric Denécé, ancien analyste du renseignement, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R). Dernier ouvrage paru Ecoterrorisme. Altermondialisme, écologie, animalisme : de la contestation à la violence, Tallandier, 2016
Julie Descarpentrie, chargée de recherche au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), spécialiste de l’Asie du Sud.
Nicolas Hernandez, chargé de recherche au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), spécialiste du Moyen-Orient.
Richard Labévière rédacteur en chef du site www.prochetmoyen-orient.ch et membre de la rédaction d’Afrique-Asie. Dernier livre paru, Terrorisme, face cachée de la mondialisation : le discours de la méthode, éditions Pierre Guillaume de Roux, 2016.
Abderrahmane Mekkaoui (Maroc), politologue, spécialiste des questions sécuritaires et militaires. Professeur à l’université Hassan II de Casablanca. Membre du Collège des conseillers internationaux du CF2R.
Majed Nehmé, éditeur, chercheur et directeur du mensuel Afrique/Asie.
Michel Raimbaud, ambassadeur de France, Professeur au Centre d’études diplomatiques et stratégiques (CEDS), auteur de Tempête sur le grand Moyen-Orient, Ellipses, 2015.
Alain Rodier, ancien officier supérieur des services de renseignement extérieurs, directeur de recherche au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R). Dernier livre paru, Proche-Orient : coups de projecteur pour comprendre, Balland, 2017.
Farhan Zahid (Pakistan), Ph. D, expert en contre-terrorisme et sécurité internationale. Membre du Collège des conseillers internationaux du CF2R.
PRÉSENTATION
Le wahhabisme : un cancer qui ronge l’islam
et qui menace le monde
« Nous avons fait l’erreur de ne pas prêter suffisamment attention au wahhabisme qui se répandait dans nos villes. Il est très difficile de ne pas admettre le lien existant entre l’islam radical, le wahhabisme et l’Arabie saoudite. En France et en Grande-Bretagne, il y a des mosquées financées par des intérêts étrangers qui prêchent l’idéologie wahhabite. C’est l’une des causes du problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Et nos pouvoirs publics tardent à réagir à cette menace. Or l’instrumentalisation politique de l’islam porte préjudice aussi bien à la religion musulmane qu’à l’intérêt national de nos pays »[1].
Richard Dearlove, ex directeur du Secret Intelligence Service britannique.
Seize ans après les attentats de septembre 2001, la menace terroriste n’a nullement diminué en dépit des mesures énergiques prises par la majorité des Etats. Les actes barbares des organisations djihadistes ne cessent d’ensanglanter le monde et la France n’a pas été épargnée. Les événements de ces trois années dans notre pays en sont la triste illustration. Les attentats du 13 novembre 2015 – plus de 130 morts et de 400 blessés – sont le pire acte de violence survenu sur le territoire français depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont aussi, par leur ampleur, la troisième attaque terroriste en importance ayant touché le monde occidental après celles du 11 septembre 2001 et de Madrid (mars 2004).
Après ces attentats, les autorités gouvernementales ont accru les moyens accordés à la lutte antiterroriste et ont mis en place, avec plus ou moins de réussite, un dispositif destiné à lutter contre la radicalisation. Mais force est de constater que rien de concret n’a été fait pour lutter contre l’idéologie néfaste qui fonde la dynamique terroriste actuelle : le wahhabisme, la forme saoudienne du salafisme[2].
Daech est à l’origine de ces attaques, cela ne fait aucun doute. Mais qu’est-ce que Daech ? Une organisation islamiste, terroriste et criminelle, qui a réussi à s’approprier un territoire par les armes – qu’elle est en passe de perdre – et à en faire un sanctuaire attirant intégristes, malades mentaux et criminels de tout poil, lesquels donnent librement cours à leurs penchants pervers en se livrant à la violence la plus abjecte, au nom d’une lecture archaïque et sectaire l’islam.
Il convient de dire clairement les choses : le wahhabisme est une idéologie religieuse extrémiste profondément sectaire, antisémite, raciste et misogyne, prétendant revenir au temps du prophète. Cette dérive de l’islam apparue au XVIIIe siècle est un courant très minoritaire de l’islam sunnite. Mais depuis plusieurs décennies, le wahhabisme s’est infiltré dans les sociétés arabo-musulmanes avec le but clairement affiché de s’imposer comme la seule référence islamique et morale. Sa diffusion se traduit systématiquement par la division entre les musulmans, l’élimination des minorités non islamiques, le rejet de l’Occident, la haine, la violence, les conflits.
Cette idéologie est si puissante qu’elle pousse – comme jamais auparavant dans l’histoire – des centaines d’individus au sacrifice lors d’opérations suicide et à des actes d’une infinie barbarie au nom de leur vision étroite de l’islam. Comme le dit Gilles Kepel, « si tous les salafistes ne sont pas djihadistes, il n’en est pas moins vrai que le djihadisme se construit sur le socle du salafisme. C’est le lien de l’un à l’autre qui pose aujourd’hui problème. La question djihadiste ne peut se traiter par de simples mesures de sécurité sans interroger la dimension culturelle du salafisme »[3]. Et le djihadisme n’est rien d’autre que le passage à l’acte du salafisme[4].
Comment une telle idéologie, ultra minoritaire au sein de l’islam,
a-t-elle pu connaître un tel développement et imposer sa dictature à la planète entière ? Rien de cela n’aurait été possible sans son instrumentalisation par une dynastie familiale – les Saoud – qui s’est emparée d’un Etat – l’Arabie saoudite – et consacre ses ressources à l’exportation de cette vision régressive et combattante de l’islam.
Dès son apparition, cette secte fanatique s’est opposée à tous les musulmans qui n’adhéraient pas à sa doctrine, les considérant comme de mauvais croyants, des impies, voire des apostats. Au nom de cette doctrine religieuse anachronique, les Saoud ont d’abord imposé leur volonté aux autres tribus arabes pour unifier la péninsule et créer leur dynastie. Dès la fin du XVIIIe siècle, les wahhabites ont commencé à lancer des raids au-delà du désert du Nedjd. « La première cible de leur colère a été les chiites – en quelques jours à cheval, depuis la région du Nedjd, ils pouvaient se rendre aux portes de petites villes dans le sud de l’Irak, surgissant soudainement du désert pour terroriser ces populations. En grand nombre, les partisans du wahhabisme menés par Ben Saoud s’élancèrent du centre de la péninsule arabique en 1801 et 1802, vandalisant et détruisant les sites religieux les plus sacrés du chiisme à Kerbala et à Nadjaf (y compris le tombeau de l’imam Hussein) et tuant des milliers de chiites. Ensuite, ils lancèrent une série d’attaques contre La Mecque et Médine, avant de parvenir à occuper les deux villes en 1804-1805. (…) Puis ils attaquèrent la région actuelle de la Jordanie et du sud de la Syrie, y perpétrant d’immenses massacres de chiites, de chrétiens et de druzes et forçant de nombreuses autres populations à fuir vers la Palestine et le Liban, vers Damas et le nord de la Syrie. Il y a d’effroyables similitudes entre ce qui se passa alors et ce que fait l’État islamique
(Ad-dawla Al-islâmivya) aujourd’hui »[5]. Plus tard, à l’occasion de la Première guerre mondiale, grâce au soutien des Britanniques, les Saoud déclenchèrent la lutte armée contre l’Empire ottoman. Ainsi, avant même la création du royaume (1932), le djihad a été le moteur idéologique de l’identité saoudienne
L’Arabie s’est ensuite mise à utiliser le wahhabisme comme arme pour accroître son influence dans le monde musulman. Grâce à ses pétrodollars, elle a construit une multitude d’écoles religieuses et de mosquées dans le monde entier, afin de convertir le plus grand nombre de musulmans à sa doctrine, avec la bénédiction des Etats-Unis qui, à partir de 1945, lui accordèrent leur protection en échange de son pétrole.
Pourtant, avant l’apparition de la rente pétrolière, l’idéologie wahhabite était « si étrangère à l’islam traditionnel et même si offensante, qu’elle n’exerça pendant plus d’un siècle que très peu d’attrait sur les musulmans. Ce n’est qu’une fois les coffres du royaume bien remplis que le wahhabisme trouva un large auditoire. Il put alors s’acheter un accès facile au cœur et à l’esprit des musulmans »[6]. Ainsi, de nombreux jeunes musulmans du Moyen-Orient, mais aussi d’Asie, d’Afrique et d’Europe, ne trouvant pas de financement pour leurs études ou d’emploi se laissèrent alors tenter par l’argent des Saoudiens et rejoignirent des universités ou écoles religieuses wahhabites.
Pour leur part, « désireux d’attirer les aides et les investissements des dirigeants saoudiens, les États musulmans, quoique radicalement opposés à l’idéologie du wahhabisme, ont commencé à ouvrir leurs portes à ses missionnaires et à faire entrer dans les écoles et séminaires, encadrés par ses derniers, de larges franges de leurs populations afin de leur dispenser un enseignement. Les dirigeants de ces Etats considéraient pourtant les prédicateurs wahhabites comme s’il s’agissait d’une bande de fous dont ils pourraient se débarrasser aussitôt que le moment opportun se présenterait »[7]. Ainsi cette idéologie s’est-elle rapidement répandue à travers le monde, sans rencontrer de résistance.
Aujourd’hui, l’Arabie saoudite dépense à peu près autant pour sa diplomatie religieuse que pour ses achats d’armements, soit entre 5 et
8 milliards de dollars par an. Comme l’explique Pierre Conesa dans un livre récent[8], la diplomatie religieuse de Riyad est un modèle d’endoctrinement et de prosélytisme, une véritable usine à propager le racisme, la misogynie, l’homophobie et la haine du dissemblable. Elle bénéficie d’une totale impunité auprès de la communauté internationale corrompue par les achats de pétrole et les ventes d’armes. Elle s’appuie sur le formidable réseau d’influence de la Ligue islamique mondiale, une ONG qui dispose d’un budget annuel estimé à 5 milliards de dollars[9].
En conséquence, chaque jour, nous observons les effets dévastateurs de son influence partout dans le monde, notamment en France – tant à travers la radicalisation de certains de nos concitoyens et de mosquées, que par les actes terroristes qui ont frappé notre pays –comme au Moyen-Orient ou en Asie du Sud-Est. Récemment encore, l’Allemagne a averti que des prédicateurs saoudiens étaient en train de propager le wahhabisme dans les Balkans : « L’Arabie saoudite ainsi que les autres pays riverains du golfe Persique apportent leur soutien financier aux groupes extrémistes au Kosovo » a déclaré le gouvernement allemand en réponse à une question posée par l’un de ses parlementaires[10].
Le récent rapport du Think Tank britannique Henry Jackson Society[11] a mis également en lumière le fait que, de tous les États du Moyen-Orient – Iran compris –, l’Arabie saoudite était le principal bailleur de fonds de l’extrémisme en Grande-Bretagne et dans le monde. Il affirme que, depuis les années 1960,Riyad « a dépensé des dizaines de millions de dollars pour exporter l’islam wahhabite dans le monde islamique, y compris dans les communautés musulmanes occidentales »[12]. Le rapport attribue implicitement la responsabilité de la violence politique perpétrée par les musulmans à l’idéologie extrémiste propagée par les Saoudiens, notant que « certains des prédicateurs extrémistes islamistes les plus importants de Grande-Bretagne – des hommes tels que Abu Qatada, Abu Hamza, Abdullah Al Faisal, Cheikh Omar Bakri – adhèrent tous à l’idéologie salafo-wahhabite »[13]. Il ajoute que ces derniers « contribuent à la diffusion d’interprétations extrémistes et illégitimes de l’islam dans la communauté musulmane britannique dans son ensemble » et énumère une impressionnante liste de mosquées fondées au Royaume-Uni par l’Arabie qui sont très clairement des repaires d’extrémistes
Aujourd’hui, le wahhabisme désole la majorité des fidèles de l’islam qui voient leur religion diffamée par cette vision blasphématoire enjoignant à tous les musulmans de tuer ceux qui n’adhèrent pas à sa vision des choses. Bien sûr, il existe de nombreux musulmans qui résistent à l’hégémonie wahhabite – en Tunisie, en Algérie et au Maroc notamment, ainsi que dans le monde chiite – mais pour combien de temps encore ? Personne ne leur vient en aide et ils risquent de ne pouvoir lutter durablement contre les pétrodollars islamistes.
Le rôle central du royaume saoudien dans la diffusion de cette gangrène idéologique est un sujet que nos autorités gouvernementales se refusent à évoquer. En France comme ailleurs, les élites occidentales, complices ou clientes des Saoudiens, ferment les yeux sur diffusion du wahhabisme qui sape pourtant les fondements de nos sociétés libérales et laïques. Or, nous ne pouvons espérer réduire le terrorisme par de seules mesures sécuritaires. Il est donc essentiel de lutter contre l’idéologie qui en est à la fois le terreau et le carburant.
Afin de prolonger un colloque organisé par le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) en janvier 2017 à Paris, il nous paraissait essentiel, pour la première fois en France, de dénoncer ouvertement l’influence néfaste de l’idéologie wahhabite sur l’islam et le danger que constituent les promoteurs et les adeptes de cette idéologie extrémiste (Arabie saoudite, Al-Qaeda, Daesh, etc.) pour la paix et la sécurité mondiales.
Le but de cet ouvrage est donc d’expliquer à l’opinion publique française le rôle du salafisme wahhabite et de l’Arabie saoudite dans la naissance et l’expansion du terrorisme djihadiste ; de présenter leur histoire et leurs liens, leur doctrine et leurs objectifs ; de mettre en lumière le soutien de Riyad aux mouvements islamiques violents ; et de condamner la guerre d’agression qu’il conduit au Yémen.
Les pages qui suivent réunissent les contributions d’une douzaine d’éminents spécialistes français et étrangers de l’islam, du Moyen-Orient et du terrorisme, issus du monde du renseignement, du milieu académique, de la diplomatie et du journalisme. Ensemble, ils ont voulu montrer qu’à travers la diffusion de son idéologie haineuse et son soutien aux groupes djihadistes, l’Arabie saoudite est en grande partie responsable de la situation chaotique d’un Moyen-Orient aujourd’hui à feu et à sang. Une telle démarche d’explication est absolument nécessaire si nous souhaitons lutter efficacement contre le terrorisme.
Éric Denécé
PREMIÈRE PARTIE
UN RÉGIME FONDÉ SUR UNE IDÉOLOGIE
ARCHAÏQUE ET SECTAIRE
L’ALLIANCE ENTRE LE WAHHABISME
ET LA DYNASTIE SAOUDIENNE
Alain Corvez
Je voudrais essayer d’expliquer comment une secte minoritaire et fanatique de l’islam s’est imposée dans une grande partie de la péninsule arabique par l’alliance entre la famille guerrière des Saoud et la prédication de retour aux sources de l’islam primitif du mystique Abdul Wahhab, créant un Etat qui a pris le nom de son fondateur – seul exemple au monde –, en bénéficiant des soutiens stratégiques des Britanniques, puis des Américains qui les entérinèrent avec le Pacte de février 1945 signé sur le croiseur Quincy, entre Roosevelt et Ibn Saoud, étendant son influence à toute la péninsule et même au-delà grâce à la richesse de son sous-sol. Aujourd’hui, désolant les fidèles sincères de l’islam qui voient leur religion diffamée par cette vision blasphématoire enjoignant tous les musulmans de tuer ceux qui n’y adhèrent pas, cette idéologie archaïque a trouvé des soutiens et des alliés puissants qui l’exploitent à des fins stratégiques, alimentant ainsi le terrorisme qui prend les différentes formes que nous connaissons aujourd’hui et que prétendent combattre des coalitions occidentales vertueuses.
La crise provoquée par cette vision inculte, haineuse et sommaire de l’islam sunnite entraîne en son sein des craquements et des divisions, et pourrait amener les grands théologiens à vivifier les saintes bases de la foi sunnite pour l’adapter au monde moderne, en l’orientant vers l’avenir, à l’instar du chiisme tourné vers la prophétie et l’attente d’un monde meilleur. Des voix s’élèvent en ce sens, depuis deux ans environ, venant de responsables sunnites religieux, comme à Kazan et Grozny en 2016, et de chefs politiques musulmans mais laïques comme le Maréchal Sissi en Egypte.
Historique
Le grand historien Jacques Benoist-Méchin a magistralement décrit les origines du monde arabe dans son livre Ibn Séoud ou la naissance d’un royaume[14], publié en 1955, deux ans après la mort du roi Ibn Saoud, pour lequel il ne tarit pas d’éloges justifiés sur ses qualités guerrières et politiques. Il explique comment les tribus arabes au VIIe siècle attendaient un unificateur : ce fut Mahomet, qui rassemblait les valeurs spirituelles, politiques et guerrières. L’expansion de l’islam fut alors fulgurante pendant les cent premières années, arrêtée en 732 en Europe par Charles d’Héristal – dit Charles Martel en raison de son ardeur au combat – dans la région de Poitiers, mais non pas écrasée, puisque son influence y restera sous différentes formes dans l’Europe méridionale. Mais la victoire de Charles Martel sur l’émir Abderrahman auréola les Francs carolingiens d’un immense prestige pour avoir sauvé la chrétienté d’Occident.
« La domination musulmane ne s’en étendait pas moins de Narbonne à Kachgar (au Turkestan chinois) et le Calife, cette image de la divinité sur terre, se trouvait à la tête d’un empire plus vaste que ceux de Darius ou d’Alexandre le Grand. »[15]
Puis, à la fin du XVIIe siècle, le monde arabe, qui avait montré tant de vertus guerrières exceptionnelles appuyées sur une foi ardente, s’était laissé aller au confort des situations acquises et avait dégénéré, accommodant la pratique de l’islam à sa soif de satisfactions matérielles, et développant en son sein des rivalités parfois sanglantes.
« Les tribus vivaient dans l’attente de l’homme qui restaurerait leur foi et referait leur unité. Elles s’interrogeaient anxieusement, attendant un signe, un présage et se demandaient si celui qui reprendrait en main leurs destinées serait, comme mille ans auparavant, un prophète ou un guerrier.
Ce fut un prophète : il s’appelait Mohammed-Ibn-Abdul Wahhab, né à Azaïna, dans le Nedjd, en 1696, issu de la glorieuse tribu des Tenim. Face à la dépravation morale de nombreuses tribus qui avaient perdu leur ancienne vigueur guerrière et s’étaient amollies dans la luxure et la jouissance des biens terrestres, notamment au Yémen, il préconisa qu’il fallait restaurer la Loi dans son antique pureté. Abolissant d’un geste mille ans d’histoire arabe, il revenait au point précis d’où était parti Mahomet.
(…) Le guerrier cherchait une doctrine, le prédicateur cherchait une épée. Ils convinrent de mettre leurs forces en commun pour « accomplir la volonté divine et rendre au peuple arabe son unité perdue »[16].
Afin de sceller cet accord Abdul Wahhab donna sa fille en mariage à Mohammed Ibn Saoud (le grand-père d’Abdul Aziz Ibn Saoud) en 1749 et lui confia la direction politique et militaire de l’entreprise.
A la lecture de ce livre plein d’enseignements, on comprend aussi que le Yémen, berceau des premières civilisations arabes, a dû être soumis par les Saoud au cours des siècles car il représentait un contre-exemple existentiel, au point qu’Ibn Saoud aurait dit à ses héritiers : « Le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen »
Benoist-Méchin détaille les épisodes qui ont amené la famille Saoud à dominer la péninsule par cette alliance de la doctrine inflexible et de l’intelligence guerrière :
« car ce Dieu, qui était bon et miséricordieux envers ceux qui lui obéissaient aveuglément, se montrait impitoyable à l’égard de ceux qui transgressaient sa Loi. Les wahhabites se considéraient comme ses Elus, haussés par lui au-dessus du commun des mortels. Leur mission consistait à ramener tous les hommes sous son obédience, dussent-ils les y contraindre à coups de rapière. »[17]
Le wahhabisme aujourd’hui
Après ce rappel historique, il faut comprendre que le wahhabisme connaît aujourd’hui des divergences d’interprétation qui ont amené ses adeptes à se disputer sauvagement, entre les monarchistes et les antimonarchistes, comme l’explique l’islamologue Karim Ifrak dans une intervention érudite lors d’un colloque organisé en mars 2016 par l’Académie de Géopolitique de Paris, divergences matérialisées par la prise de la Grande mosquée de La Mecque en novembre 1979 par des wahhabites mahdistes et donc takfiristes antimonarchistes[18].
« Le wahhabisme est un mouvement fondamentaliste aux soubassements politico-religieux sur lesquels les Al-Saoud ont forgé leur politique de légitimité religieuse. Il repose sur une interprétation sommaire des Textes qui prône une pratique ritualiste la plus éloignée possible de l’islamisme. Victimes d’une vision idéaliste de l’islam, les adeptes du wahhabisme prêchent un retour vers ce dernier dans sa forme la plus originelle possible. S’estimant être les dignes héritiers du salaf (les pieux ancêtres), ils n’hésitent pas à taxer les autres musulmans de déviants, voire dans le cas de certains, d’hérétiques. Aussi, à travers un prosélytisme soutenu financièrement et médiatiquement, le wahhabisme ambitionne de ramener les non musulmans à se convertir à l’islam et les musulmans à épouser leur cause. »[19]
Enfin, notons que la confrérie des Frères musulmans, durement réprimée par Nasser dans les années 50 qui voyait en elle un obstacle fondamental à sa vision d’unité panarabe, fut accueillie généreusement par l’Arabie en lutte contre son grand rival laïque, jusqu’au moment où elle commença à prêcher son islamisme antimonarchiste. Et nous connaissons les rivalités qui en découlèrent entre Doha et Riyad, notamment dans leurs relations aux différents groupes armés, puis lorsque les Frères accédèrent démocratiquement au pouvoir au Caire en 2012 avec Mohammed Morsi, en toute logique puisqu’ils étaient la seule formation politique restée organisée et soutenue financièrement de façon souterraine sous le régime de Moubarak.
Née en Afghanistan pour lutter contre les soviétiques, Al-Qaïda a été la première structure rassemblant les djihadistes, financée par l’Arabie et le Pakistan, avec le soutien des services américains qui considéraient alors Oussama Ben Laden comme leur allié. Après les attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par des citoyens saoudiens, George W. Bush décida une opération militaire avec des bombardements massifs de l’Afghanistan qui, comme des experts – dont le colonel René Cagnat – l’avaient prédit, ne firent que détériorer la situation ; on sait où nous en sommes 16 ans après dans ce malheureux pays. Les Etats-Unis ont ensuite envoyé leur armée en Irak en 2003 où, sous la main de fer de Saddam Hussein, le terrorisme n’existait pas : l’Irak a été détruit et le terrorisme d’inspiration wahhabite y est devenu prospère. Regardons aussi la Libye où Washington a envoyé ses alliés britannique et français faire le travail pour le résultat catastrophique que nous connaissons aujourd’hui. Ils ont apporté leur soutien, renseignement et logistique à l’opération et ont ensuite eu un ambassadeur lynché dans le chaos qu’ils ont contribué à créer.
Avec la guerre en Syrie, les djihadistes ont multiplié leurs organisations de lutte armée et leurs noms de guerre, en fonction de leurs affiliations et de leurs financements ; mais tous s’inspirent du wahhabisme et montrent la même cruauté. Au nom de l’islam, leur but est de renverser le régime laïque de Damas, but qui est la raison même du soutien qu’ils ont trouvé à Riyad, Doha, Ankara, Washington, Paris ou Londres. Daech – L’Etat Islamique – n’est qu’une métastase du cancer d’Al-Qaïda, en poursuit les mêmes objectifs au nom de la même idéologie, mais a la particularité d’être au départ irakien et d’avoir été sous contrôle des services américains depuis ses débuts en 2014, s’érigeant en rival inacceptable de sa matrice créatrice. On ne peut plus nous traiter de complotistes quand nous énonçons ces vérités puisque tout le monde a pu voir les vidéos authentiques où Hillary Clinton le dit, où le sénateur John McCain rencontre le chef d’Al-Nosra dans la région d’Alep en 2013, où le ministre des Affaires étrangères français félicite la même organisation pour « son bon boulot en Syrie » ; et nous avons maintenant de nombreux témoignages qui attestent que John Kerry a semblé malheureux d’avouer, alors qu’il se croyait à huis clos, aux « révolutionnaires syriens » des Etats-Unis qu’il avait tout fait pour renverser le pouvoir légal à Damas, même en formant et équipant ses propres « rebelles modérés », mais que c’était un échec, ceux-ci ayant rejoint avec armes et bagages la nébuleuse terroriste[20].
L’intervention militaire russe a cependant mis bas les masques, obligeant les Etats à dire clairement s’ils luttaient contre le terrorisme ou non. Le président turc Erdogan, accusant les Etats-Unis de vouloir le renverser par un coup d’état en juillet 2016, a changé radicalement de position pour s’aligner sur la Russie et en subit depuis les conséquences tragiques avec les attentats meurtriers perpétrés sur son sol par Daesh. Mais l’hypocrisie qui a prévalu jusqu’ici du côté occidental n’est plus crédible ni acceptable, bien qu’on assiste à des manœuvres sordides de l’administration Obama finissante pour empêcher de reconnaître que c’est Moscou qui dirige désormais les affaires dans l’ensemble du Moyen-Orient : Ankara en premier l’a compris, mais Riyad, Tel Aviv et les autres capitales savent aussi que leur sort dépend maintenant davantage des bonnes relations qu’elles auront avec Moscou, alliée de puissances importantes comme Téhéran et Pékin, et de la redoutable force militaire du Hezbollah libanais, ce qui intéresse directement Israël.
On a espéré pendant la campagne de Donald Trump que, s’il était élu, il s’entendrait avec la Russie pour mettre un terme à la guerre en Syrie. Mais depuis son intronisation, il mène une politique à l’opposé de ses promesses de campagne, comme s’il était repris en main par l’oligarchie qui dirige en fait les Etats-Unis. Nous verrons si la constance et la modération de la politique russe, qui a proposé les seules négociations réalistes avec les réunions d’Astana, finissent par s’imposer comme seule issue à cette crise qui a fait beaucoup trop de victimes innocentes. Quoi qu’il en soit, cette crise syrienne est une nouvelle démonstration que le barycentre du monde s’est déplacé vers l’est. Aujourd’hui, seul Moscou, du fait de ses alliances en Eurasie et en Asie, peut apporter à Ankara, Riyad, Tel Aviv des garanties de sécurité, voire de survie politique. C’est donc la Russie qui peut faire cesser les financements et soutiens du terrorisme takfiriste, qu’ils soient étatiques ou paraétatiques
Les événements de Kazan et Grozny (2016)
En réaction au terrorisme takfiriste, par des jugements sommaires mais compréhensibles, on a vu se développer un mouvement de rejet global de l’islam en Europe et notamment en France, où Daesh, affaibli sur le terrain, organise ses attaques contre les « impies occidentaux ». Il est vrai que la dénonciation de cette déviance criminelle qui a été faite par des autorités religieuses sunnites a été malheureusement peu audible dans les médias.
Pourtant un sommet de l’Organisation de coopération islamique (OCI) à Kazan (Russie), en mai 2016, avait affirmé que le terrorisme n’avait rien à voir avec l’islam, les participants se contentant d’inciter à faire la différence entre le vrai islam et sa parodie. Mais surtout, un évènement d’une extrême importance a eu lieu à Grozny (Russie) du 25 au 27 août suivant, où deux cents savants sunnites du monde entier – dont les oulémas d’Al-Azhar – ont dénoncé sans ambages les organisations sunnites déviantes qui encouragent le terrorisme, les répertoriant toutes, notamment le wahhabisme, et ont émis une fatwa contre elles, distinguant l’islam véritable de l’erreur, et publié un communiqué appelant les autorités politiques à soutenir les instances religieuses modérées.
L’évènement de Grozny, restera un moment important dans l’histoire de l’islam moderne, de sa refondation et de sa lutte contre le terrorisme.
« Du 25 au 27 août 2016, environ deux cents savants sunnites du monde entier se sont rassemblés à Grozny sous la houlette du président de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. L’objectif affiché était de circonscrire le sunnisme contemporain, afin d’en démarquer les tendances et groupes qui perpètrent et encouragent des violences au nom de l’islam, ou qui apparaissent trop éloignés de l’enseignement institué en Egypte, au Maroc, en Tunisie et au Yémen. Depuis deux décennies, marquées notamment par les guerres en Tchétchénie, la problématique est redevenue sensible dans la Fédération de Russie. En mai 2016, lors du sommet économique entre la Russie et des Etats de l’Organisation de la coopération islamique tenu à Kazan, une centaine de savants religieux, journalistes et experts s’étaient également réunis en tables rondes et l’une des suggestions des participants avait été d’éviter l’usage du terme « islamique » pour parler des « terroristes » de l’ « Etat islamique ». L’ampleur du Congrès de Grozny a été tout autre. Au terme de la rencontre, deux documents ont été adoptés :
- Une fatwa en langue russe intitulée « Les signes inaliénables distinguant l’islam véritable de l’erreur ». Parmi différentes « sectes », quatre groupes ont été disqualifiés de manière spécifique : les « wahhabites », selon des acceptions précisées dans le document ; « l’État islamique » ; les Ahbaches, qui avaient pourtant reçu une reconnaissance officielle de la part d’Al-Azhar vingt ans plus tôt et été, au contraire, qualifiés de « mécréants » par les wahhabites ; les réformateurs égyptiens dénommés « gens du Coran » visés par al-Azhar pour avoir abandonné les principes fondamentaux de l’islam.(…)
Un communiqué final en langue arabe, reprenant les conclusions et recommandations « les plus saillantes » à savoir : l’énumération des courants faisant partie des sunnites (asharites et maturidites se répartissant dans les quatre écoles juridiques) mais sans évoquer aucun des groupes mentionnés dans la fatwa en russe ; l’invitation à créer une chaîne de télévision en Russie afin de lutter contre « l’extrémisme » et le « terrorisme », à agir en ce sens par le biais des réseaux sociaux, à mettre sur pieds un centre de recherches en Tchétchénie dont le nom sera « Clairvoyant », à renforcer la formation des savants et la coopération des institutions sunnites, à conseiller aux gouvernements de soutenir les instances religieuses inscrites « dans la voie du juste milieu modéré » tout en mettant en garde contre le danger de certains jeux politiques, à favoriser une législation en vue d’interdire toute publication encourageant à la haine et à la division [fitna]»[21].
Le maréchal Sissi : pour une révolution religieuse de l’Islam
Un autre élément important dans ce sens, dont on a curieusement peu entendu parler, est le discours que le chef de l’Etat égyptien, le maréchal Sissi a prononcé devant les oulémas de l’Université Al Azhar du Caire le 28 décembre 2014.
Il a parlé sans ambages devant les plus hautes autorités religieuses de son pays, et donc du monde sunnite, les incitant clairement, avec une grande intelligence et persuasion à prendre position pour que l’islam ne soit pas la religion assimilée au terrorisme :
« Nous avons parlé plus tôt de l’importance du discours religieux, et je voudrais répéter que nous ne faisons pas assez concernant le véritable discours religieux. Le problème n’a jamais été notre foi. Il est peut-être lié à l’idéologie, une idéologie que nous sanctifions.
Je parle d’un discours religieux en accord avec son temps.
(…) Je m’adresse aux érudits religieux et prédicateurs. Nous devons considérer longuement et froidement la situation actuelle. Je l’ai déjà dit plusieurs fois par le passé. Nous devons considérer longuement et froidement la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il est inconcevable qu’en raison de l’idéologie que nous sanctifions, notre nation dans son ensemble soit source de préoccupations, de danger, de tueries et de destruction dans le monde entier. Il est inconcevable que cette idéologie… Je ne parle pas de « religion » mais d’ « idéologie » – l’ensemble des idées et des textes que nous avons sanctifiés au cours des siècles, à tel point que les contester est devenu très difficile. On en est arrivé au point que [cette idéologie] est devenue hostile au monde entier. Peut-on imaginer que 1,6 milliard [de musulmans] tuent une population mondiale de 7 milliards pour pouvoir vivre [entre eux] ? C’est impensable.
Je prononce ces mots ici, à Al-Azhar, devant des prédicateurs et des érudits. Puisse Allah être témoin au Jour du Jugement de la sincérité de vos intentions, concernant ce que je vous dis aujourd’hui. Vous ne pouvez y voir clair en étant enfermés [dans cette idéologie]. Vous devez en émerger pour voir les choses de l’extérieur, pour vous rapprocher d’une idéologie réellement éclairée. Vous devez vous y opposer avec détermination ».
(…) « Je le répète : Nous devons révolutionner notre religion. Honorable imam (le grand cheikh d’Al-Azhar), vous êtes responsable devant Allah. Le monde entier est suspendu à vos lèvres, car la nation islamique entière est déchirée, détruite, et court à sa perte. Nous sommes ceux qui la menons à sa perte [22]».
On sait le prix que paie l’Egypte dans sa lutte contre le terrorisme et on comprend que le président égyptien – qui a aidé avec l’armée les millions d’Egyptiens qui s’étaient rassemblés dans les rues pour se débarrasser des islamistes de Morsi en juin 2013, excédés par seulement un an de gabegie gouvernementale – se rapproche désormais de la Russie, de la Syrie, et même de l’Iran pour combattre le même ennemi. Les terroristes du Sinaï, d’Alexandrie ou du Caire sont les mêmes que ceux d’Irak, de Syrie, du Liban et d’Europe, car si les Ouïgours, les Tchétchènes, les Afghans ou les Saoudiens ont des origines ethniques et nationales différentes, ils ont les mêmes buts et mêmes procédures.
Il me semble que sous la direction éclairée du président Sissi, l’Egypte est appelée à jouer un rôle essentiel dans les réformes de l’islam qui s’imposent au plan politique, et même un rôle dans les équilibres stratégiques au Moyen-Orient.
« La Maison de la Fatwa, organisme égyptien présidé par le grand mufti d’Egypte et chargé de diffuser des lignes directrices et de mettre fin aux doutes et controverses liés à l’application des préceptes coraniques, a émis une mesure visant à confirmer le fait qu’il est absolument légitime de permettre aux chrétiens de construire des églises au sein d’une nation islamique dans le respect dû aux lois de l’Etat. Le texte affirme également que l’islam soutient les lois civiles basées sur le respect de l’égalité entre les citoyens et que le prophète Mahomet lui-même s’était montré favorable au principe de réciprocité entre Etats ayant une identité religieuse différente.
Le texte adopté par la Maison de la Fatwa suit de peu l’annonce faite par le Président égyptien, Abdel Fatah al Sissi, à l’occasion de sa participation à la Messe de Noël en la Cathédrale copte orthodoxe, concernant son intention d’inaugurer d’ici 2018 la plus grande église copte d’Egypte, construite sous la responsabilité du Département d’ingénierie des forces armées, dans une zone de plus de 16 000 m2, au sein de la nouvelle capitale, en construction aux marges de la métropole du Caire.
En vue de Noël, la Maison de la Fatwa avait également réaffirmé qu’un musulman ne doit avoir aucune hésitation à présenter des vœux à des amis et connaissances chrétiens à l’occasion de leurs fêtes et solennités liturgiques. L’organisme, au travers de ses interventions, vise à confirmer les initiatives des institutions officielles de l’islam sunnite égyptien – à commencer par celles de l’Université d’Al-Azhar – appelées à plusieurs reprises par le Président Al-Sissi à s’opposer à la diffusion de doctrines extrémistes et à l’instrumentalisation du coran dans une optique djihadiste. » [23]
Le wahhabisme a engendré le terrorisme qui a pu se développer grâce aux soutiens qu’il a trouvé auprès de nombreuses puissances l’utilisant à des fins stratégiques, portant atteinte à la réputation de l’islam du fait des amalgames que certains se sont empressés de faire. Peut-être la réforme – théologique et politique – qu’il commence à provoquer au sein des fidèles du Coran sera-t-elle un bien pour un mal. Il est sûr que cette doctrine tournée vers le passé ne peut franchir les obstacles du monde moderne et qu’elle doit entraîner chez les théologiens sunnites, comme les y a invité le président Al-Sissi, un « aggiornamento » salutaire de la vraie religion pour supprimer à l’intérieur de son corpus les ferments de divisions que le terrorisme takfiriste a révélé et cristallisé.
Je ne suis pas théologien et n’ai donc aucune autorité pour en dire davantage, mais en tant que géopoliticien j’ai l’habitude obstinée de lire les signes qui éclairent les rapports entre les nations, les sociétés et les cultures, et il me semble indispensable que l’islam sunnite procède à cet « aggiornamento » pour remédier aux ferments de discorde que l’apparition du takfirisme islamiste a montré au sein de la communauté musulmane.
Je citerai d’ailleurs un théologien orthodoxe de grande culture des autres religions, Jean-François Colosimo, qui dans son livre Des Hommes en trop : la malédiction des chrétiens d’Orient[24], écrit :
« C’est la Constitution iranienne qui prévoit des postes de députés pour les chrétiens, les juifs, les zoroastriens, et c’est la saoudienne qui assimile la manifestation d’une quelconque forme de liberté religieuse, hors la Sunna, à une profanation passible de la peine capitale. (…) A la différence de la clôture sunnite sur le Coran, la Loi et la répétition, le chiisme représente un islam de la prophétie, de la médiation et de l’interprétation. Parce que pensée du milieu entre Dieu et l’homme, le visible et l’invisible, l’apparent et le secret, la théologie chiite rouvre l’histoire à l’attente d’une délivrance incarnée. »
Le mufti sunnite de la République arabe syrienne, Mohammed-Badreddine Hassoun me disait en octobre 2016 à Damas que, comme le Christ l’avait dit aux Pharisiens « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». La loi religieuse doit être une loi d’adhésion à l’amour prôné par le Créateur, quand la loi de l’Etat est nécessairement une loi de contrainte pour permettre de vivre ensemble harmonieusement.
Toutes les religions ont cherché dans leurs exégèses à trouver un médiateur entre le Créateur et les créatures : Les bouddhistes et hindouistes ont trouvé le sage Bouddha ou la réincarnation ; les juifs attendent toujours le Messie qui sauvera Israël ; les chrétiens ont le Christ incarné universel dont le retour pour « que son règne arrive » est hors de l’espace temporel ; les musulmans chiites tournés vers l’avenir attendent le retour de l’Imam caché et de son règne d’harmonie ; les sunnites sincères doivent montrer clairement que le Paradis qu’ils espèrent pieusement, décrit par le Prophète dans le Coran, ne peut être atteint avec les idéologies blasphématoires et criminelles qui inspirent le terrorisme.
Toutes les religions ont connu des différences d’interprétation des textes saints, des réformes, des schismes. C’est la tâche du clergé et de ses dirigeants érudits de maintenir ses ouailles dans le droit chemin. L’avantage de l’Eglise catholique romaine à laquelle j’appartiens vient de son organisation hiérarchique fidèle au Pape. Mais elle n’est pas exempte pour autant de menaces et je conclurai en laissant la parole au philosophe italien Giorgio Agamben qui, réfléchissant sur la signification du temps, au sens du chronos grec, dans une magnifique conférence de Carême à Notre-Dame de Paris en 2009, a conclu en forme d’avertissement solennel qui vaut à mon sens pour toutes les religions :
« L’état de crise et d’exception permanente que les gouvernements du monde proclament aujourd’hui est bien la parodie sécularisée de l’ajournement perpétuel du Jugement dernier dans l’histoire de l’Eglise. A l’éclipse de l’expérience messianique de l’accomplissement de la loi et du temps, correspond une hypertrophie inouïe du droit, qui prétend légiférer sur tout, mais qui trahit par un excès de légalité la perte de toute légitimité véritable. Je le dis ici et maintenant en mesurant mes mots : aujourd’hui il n’y a plus sur terre aucun pouvoir légitime et les puissants du monde sont tous eux-mêmes convaincus d’illégitimité. La judiciarisation et l’économisation intégrale des rapports humains, la confusion entre ce que nous pouvons croire, espérer, aimer et ce que nous sommes tenus de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas dire, marque non seulement la crise du droit et des Etats, mais aussi et surtout celle de l’Eglise.
Car l’Eglise ne peut vivre qu’en se tenant, en tant qu’institution, en relation immédiate avec la fin de l’Eglise. Et – il ne faut pas l’oublier – en théologie chrétienne, il n’y a qu’une seule institution qui ne connaîtra pas de fin et de désœuvrement : c’est l’enfer. Là on voit bien, il me semble, que le modèle de la politique d’aujourd’hui qui prétend à une économie infinie du monde, est proprement infernale. Et si l’Eglise brise sa relation originelle avec la paroikia (paroisse, séjour temporaire sur terre), elle ne peut que se perdre dans le temps.
Voilà pourquoi la question que je suis venu poser ici, sans avoir bien sûr pour le faire aucune autorité si ce n’est une habitude obstinée à lire les signes du temps, se résume en celle-ci : L’Eglise se décidera-t-elle à saisir sa chance historique et à renouer avec sa vocation messianique ? Car le risque est qu’elle soit elle-même entraînée dans la ruine qui menace tous les gouvernements et toutes les institutions de la terre. »[25]
Alain Corvez
LE WAHHABISME CONTRE L’ISLAM
Majed Nehmé
Pourquoi et comment le wahhabisme, idéologie extrémiste, rétrograde et ultra minoritaire parmi les musulmans, a-t-il imposé son agenda à la planète entière ? Un détour historique s’impose pour remettre ses doctrinaires fanatiques et son principal propagateur, l’Arabie saoudite, au cœur de ce développement, avec la complicité active de certaines puissances occidentales.
Naissance d’un monstre
Depuis l’avènement d’Al-Qaïda sous la direction du Saoudien Oussama ben Laden, le wahhabisme, jusqu’alors peu connu en dehors des cercles très fermés des islamologues et des spécialistes du renseignement et de la lutte antiterroriste, s’est peu à peu imposé comme la plus grande menace planétaire. Rappelons que Ben Laden avait été envoyé en mission par la famille royale saoudienne, avec l’assistance de la CIA, pour combattre l’invasion soviétique en Afghanistan. Il s’agissait pour lui de lutter contre un « ennemi de l’islam », une « puissance communiste et athée ». Avec l’opération Tempête du désert(1991) de George Bush père contre l’Irak, suivie par un blocus barbare qui faucha un million et demi de civils irakiens, puis l’invasion américaine de l’Irak en 2003 ordonnée par son fils G.-W. Bush – avec la complicité du pouvoir saoudien –, la nébuleuse qaïdiste wahhabite a mué pour donner naissance à un nouveau monstre salafo-wahhabite. Il s’agit du pseudo-État islamique, ou Daech, acronyme arabe de « État islamique en Irak et en Syrie naturelle ou Cham » (Al-dawlah al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wa-al-shām). C’est un certain Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri – dit Abou Bakr al-Baghdadi al-Husseini al-Qurashi – qui a déclaré la naissance du monstre le 29 juin 2014, depuis la grande mosquée de Mossoul, deuxième ville d’Irak – aujourd’hui sous le point d’être libérée –, sous le nom d’État islamique du califat (Dawlat al-Khilafa). En 2004,
Al-Baghdadi avait séjourné dix mois dans les geôles de l’occupant américain.
Pour compléter ce bref aperçu historique de ce courant, il convient de souligner sa collusion avec un autre courant, né en Egypte en 1928, à savoir l’Association des Frères musulmans, fondée par Hassan Al-Banna. Ce mouvement est né en réaction à la dissolution par Atatürk du régime califal ottoman et à l’occupation britannique de l’Egypte. Présenté comme un mouvement purement politique, les frères Musulmans s’étaient vite dotés d’une branche armée secrète dirigée à la fois contre les Britanniques mais surtout contre la monarchie égyptienne. Par la suite elle a rejoint idéologiquement, après une série de scissions en son rang, l’école wahhabite qui considère que les musulmans ont perdu la foi et qu’il s’agit désormais de les ré-islamiser. Ce courant a été incarné par Sayyid Qutb, l’idéologue des Frères musulmans qui, accusé de fomenter un coup d’Etat, sera exécuté par le pouvoir nassérien le 29 août 1966. La majorité de l’actuelle direction égyptienne des Frères musulmans, désormais clandestins, fait partie du courant qutbiste.
On comprend pourquoi la quasi-totalité des mouvements et groupes armés islamistes, ont, à un moment ou un autre de leur parcours, fait partie de cette confrérie. Si l’Egypte, berceau des Frères musulmans, a été le pays qui a le plus contribué à l’émergence des mouvements islamistes les plus radicaux à travers le monde, il faut reconnaître qu’elle n’est pas la seule. L’Arabie saoudite et plus récemment le Qatar – ils sont les seuls pays musulmans qui adhèrent officiellement à la doctrine wahhabite –, jouent aujourd’hui un rôle central dans la propagation de cette idéologie mortifère et takfirie. Le terme « takfir » est central pour la compréhension de l’idéologie de l’ensemble de la nébuleuse islamiste. Il signifie littéralement « excommunication » des musulmans de la communauté en les considérant comme des « kouffar », ou infidèles, renégats ou apostats ! Les takfiris considèrent les musulmans ne partageant pas leur vision de l’islam – c’est-à-dire l’écrasante majorité des musulmans – comme des apostats qu’il convient de ramener à la foi par l’épée. Sinon leur sang sera « légitimement » versé par les tenants de la pseudo orthodoxie doctrinale. Autrement dit, le takfirisme se définit comme un terrorisme intellectuel, joignant la parole aux actes.
Comment en est-on arrivé là ? Revisiter l’histoire de ce courant, qui tente aujourd’hui, par la terreur et les pétrodollars, de s’imposer comme le « vrai islam », nous apporte un éclairage salutaire.
L’alliance entre un doctrinaire fanatique et un guerrier bédouin
Ce courant djihado-salafiste (le salaf as-salih désigne les compagnons du Prophète, ou les « Bons Précédents ») est né bien avant l’avènement de l’État saoudien au cœur de l’Arabie centrale en 1744, né du pacte entre l’émir de Der’iyya, Mohammad ibn Saoud, et l’imam hanbalite rigoriste[26], Mohammad ibn Abdulwahhab. Une alliance entre un guerrier bédouin et un doctrinaire fanatique qui est au fondement même du royaume wahhabite actuel. Ce pacte a permis à Ibn Saoud de lancer, au nom de l’islam, ses guerriers à la conquête de la majeure partie de la péninsule arabique. Il poussera ses razzias jusqu’en Irak et en Syrie, perpétrant des massacres de masse contre les chiites, les chrétiens et tous les musulmans, particulièrement sunnites, qui refusaient de se soumettre à la nouvelle doctrine.
Les crimes de ces hordes horrifièrent l’ensemble du monde musulman de l’époque. Mais ce premier État saoudien fut finalement écrasé par Ibrahim Pacha, le fils du gouverneur de l’Égypte Mehemet Ali, agissant au nom du sultan ottoman – dont il en dépendait théoriquement. Il fallait alors à tout prix en finir avec un péril qui semait la terreur et la désolation en terre d’islam.
En 1811, l’armée égyptienne reconquiert l’Arabie et parvient jusqu’à la capitale Der’iyya, qu’elle rase complètement. Le dernier émir saoudien, Abdallah ibn Saoud ibn Abdelaziz, est fait prisonnier et expédié vers Istanbul où il est décapité. Sa tête est jetée dans les eaux du Bosphore. Son exécution sera saluée par des foules en liesse dans toutes les métropoles du monde islamique, notamment à Istanbul, au Caire et à Téhéran.
Si le premier État saoudien fut écrasé, l’idéologie mortifère qu’il portait était loin d’être enterrée. Et pour cause : les enseignements d’Ibn Abdelwahhab plongeaient leurs racines dans l’histoire du monde islamique. Le doctrinaire fanatique n’avait fait que suivre les traces de son prédécesseur et maître à penser, Ibn Taymiyya, théologien des
XIIIe et XIVe siècles. À l’époque, Damas était encore sous la menace occidentale (les Croisades), mais plus encore sous celle des invasions mongoles. Aussi certains théologiens, dont Ibn Taymiyya – un kurde sunnite hanbalite qui s’était installé à Damas –, prônaient-ils la fin de toute jurisprudence (ijtihad) en islam, une lecture littéraliste du Livre saint et la mobilisation contre les ennemis aussi bien intérieurs (les soufis, les musulmans traditionnels, les minorités religieuses, etc.) qu’extérieurs, en l’occurrence les Mongols.
Ibn Taymiyya et la naissance de la police de la pensée
Le comportement des érudits fanatiques hanbalites rappelle étrangement le comportement des wahhabites et des mouvements salafistes radicaux actuels, tel Daech. Comme le fait de nos jours la police religieuse wahhabite saoudienne connue sous le nom de Mutawa, des milices hanbalites sillonnaient alors les rues de Damas pour traquer les infidèles et autres savants islamiques, avec pour mission d’« ordonner le bien et interdire le mal ». Comme nous le rappelle le chercheur libanais Suleiman Mourad, auteur d’un magistral livre d’entretiens, « les érudits hanbalites étaient les persécuteurs religieux de leur société, menant des gangs de rue qui souvent imposaient leur loi. On trouve au Xe siècle un fameux exemple, celui d’une bande hanbalite assiégeant pendant des semaines la maison d’un des plus illustres historiens de l’islam, Tabari (mort en 923), parce qu’ils s’opposaient à ses opinions sur leur fondateur. Ibn Taymiyya a organisé un gang pour patrouiller dans les quartiers de Damas et détruire les édifices religieux (musulmans) qu’il jugeait hétérodoxe ».[27]
Ibn Taymiyya s’est distingué par ses attaques contre le philosophe Al-Ghazali, pourtant conservateur, et les enseignements du grand maître humaniste soufi Ibn Arabi. Son fanatisme a fini par irriter le pouvoir mamelouk en place en Syrie et en Égypte, qui le jeta en prison, où il mourut en 1328.
Ibn Taymiyya est aujourd’hui le mentor non seulement du wahhabisme, mais également de tout un éventail de la nébuleuse de l’islam politique, tels les Frères musulmans, le Hamas, Al-Qaïda, Daech et consorts, dont certains sont considérés en Occident comme des « combattants pour la liberté » ou « solubles dans la démocratie ». Parmi les adeptes d’Ibn Taymiyya, se trouve un certain Abdelilah Benkirane, ancien Premier ministre marocain. Il a eu l’honnêteté de déclarer devant les jeunes de son parti, le Parti de la justice et du développement (PJD), à Agadir le 7 octobre 2016 : « Vous ne connaissez pas notre culture. Ibn Taymiyya, paix à son âme, nous a appris à dire : “Mon paradis est dans mon cœur, il m’accompagne où je vais. Ma détention est retraite. Mon exil est exploration et me tuer fait de moi un martyr. Faites ce que bon vous semble”. Jamais nous ne nierons la pensée d’Ibn Taymiyya ». Sic !
Idem pour les Frères musulmans, considérés comme « modérés » par certains milieux bienpensants en Occident, mais qui, dans le fond, s’alignent habilement sur la pensée wahhabite. C’est le cas de l’un de leurs plus grands théoriciens, l’Égyptien Sayyid Qutb, qui n’a pas hésité à fomenter des troubles pour renverser le régime nassérien, lequel finit par l’exécuter. Pour Sayyid Qutb, « l’islam est en crise. Les millions de gens qui se réclament de l’islam n’en comprennent en réalité pas grand-chose, ils ne sont pas de vrais musulmans » (idéologie du Takfir). D’où l’impératif de ré-islamiser les musulmans !
L’immense majorité des sunnites a rejeté cette mainmise du wahhabisme sur l’islam. Déjà au début du XIXe siècle, la célèbre université religieuse tunisienne d’Al-Zitouna refusa d’obtempérer aux menaces wahhabites. Comme le relate l’écrivain tunisien Ridha Ben Slama : « Vers 1810, le bey Hammouda Pacha reçut une lettre menaçante d’Ibn Saoud et de Mohamed Ibn Abdelwahab appelant soit à rejoindre le mouvement sectaire wahhabite ou se préparer à combattre […] cette hérésie [le wahhabisme] avait été refusée par le bey qui chargea les autorités religieuses de la mosquée Zitouna, et notamment le cheikh Ibrahim Riah,i de se prononcer sur la question wahhabite. Ahmed Ibn Abi Dhiaf, historiographe de la famille beylicale, fait référence dans « Athaf Ahl Ezzaman Bi Akhbari moulouki Tounes wa Ahd el Aman », au document écrit par Brahim Riahi qui a servi de source pour répondre, passant en revue les incohérences des prescriptions wahhabites et leur contradiction. Plusieurs répliques cinglantes ont été envoyées, dont celles de Chaykhoul Islam à Tunis, Isma’il At-Tamimi Al-Maliki, de Ibrahim Ibn‘Abdi l-Qadir At-Taraboulousi Ar-Riyahi At-Tounousi Al-Malikide et de Oumar Al-Mahjoub ».
Congrès islamique de Grozny : « Les wahhabites ne sont pas des sunnites »
Plus récemment, le Congrès islamique de Grozny, qui s’est réuni du 25 au 27 août 2016 dans la capitale tchétchène, en présence de quelque 200 muftis et oulémas du monde musulman – notamment le grand mufti d’Égypte, le cheikh Chawki Allam et le grand mufti de Damas, le cheikh Abdel Fattah al-Bezm –, a classé le wahhabisme parmi les « sectes » dont les adeptes « se sont détournés de la vérité ». Paraphrasant les conclusions d’Al-Zitouna il y a un siècle, les congressistes arrivent à la même conclusion : « Le wahhabisme est une dissidence et ne fait pas partie du sunnisme. »
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