Après les révélations de la presse internationale concernant les stérilisations forcées sur la minorité ouïghoure dans la région du Xinjiang, en Chine, Marc Julienne, chercheur, responsable des activités Chine au centre Asie, à l’Institut français des relations internationales (Ifri), nous explique en quoi cette politique n’est pas nouvelle dans le pays. Elle connaît en revanche une ampleur sans précédent grâce aux progrès technologiques de Pékin.
La presse internationale vient de révéler que nombre des masques produits en Chine l’avaient été par du travail forcé de Ouïghours, une minorité musulmane par ailleurs soumise à d’effroyables traitements, à l’exemple de la stérilisation forcée des femmes.
La dernière étude du chercheur allemand Adrian Zenz sur la stérilisation et la contraception forcées s’ajoute à une série d’études publiées depuis 2017 sur le traitement des Ouïghours au Xinjiang. Basées sur des sources officielles chinoises, c’est-à-dire des données tirées des sites internet des gouvernements locaux, elles ont porté sur les recrutements massifs dans la police depuis 2016, l’augmentation drastique des budgets de la sécurité publique ou encore la construction des camps de rééducation. Ces politiques, qui sont maintenant bien connues, ont été lancées, avec l’aval des autorités centrales, par le gouverneur de la région, Chen Quanguo, arrivé du Tibet en août 2016.
Plutôt que de répondre aux accusations et aux preuves fournies, la Chine a attaqué la personne d’Adrian Zenz, et sa principale faiblesse : être un évangélique fondamentaliste proche des évangéliques américains. Elle accuse Washington d’avoir un agenda politique et d’appliquer des doubles standards à son égard. Ses recherches sont pourtant tout à fait sérieuses et Pékin refuse toujours toute inspection dans les camps pour en démontrer le contraire. Nous autres, chercheurs spécialistes de la Chine, nous basons donc sur l’imagerie satellites, les nombreux témoignages et les documents officiels fuités, ainsi que sur l’analyse des données officielles publiées en ligne que nous conservons grâce à des captures d’écran, avant que les autorités les effacent…
La vision d’Adrian Zenz est-elle faussée par ses convictions religieuses ?
Ses estimations sur le nombre de personnes qui sont ou ont été internées – 1,2 millions en 2018 et 1,8 millions en 2019 -, reprises par la presse du monde entier, sont certes spéculatives, comme il le reconnaît lui-même, mais tout à fait crédibles. Si l’on peut critiquer ces chiffres, la tendance qu’ils révèlent est en revanche avérée, celle de la répression massive d’une minorité ethnique.
Les stérilisations forcées des Ouïghoures, l’entrave aux naissances étant un des cinq critères retenus par la convention de l’ONU de 1948, Adrian Zenz considère qu’un « génocide démographique » est à l’oeuvre en Chine.
L’attitude coloniale de la Chine au Xinjiang n’est pas nouvelle. Elle a existé depuis la conquête de la région au 18ème siècle. Même les politiques démographiques ne sont pas une nouveauté, puisque la Chine communiste a toujours incité les populations han à s’établir au Xinjiang, officiellement pour en accélérer le développement économique, mais aussi pour rééquilibrer l’asymétrie démographique dans la région. En 1945, les minorités ethniques représentaient plus de 90% de la population du Xinjiang, contre 60% en 2008.
Les politiques répressives mises en œuvre depuis 2015 sont en revanche sans précédent. Elles sont sécuritaires, culturelles, sociales, démographiques et idéologiques. L’expression officielle en Chine pour désigner ce que nous appelons les camps est d’ailleurs « centre de transformation par l’éducation », l’objectif étant de rééduquer idéologiquement des populations considérées comme défaillantes. Les outils numériques dont dispose Pékin lui permettent une surveillance généralisée et quasi-automatisée.
Cette politique a engendré d’importantes violences au Xinjiang dans les années 1990, ainsi que depuis 2008 : les émeutes d’Urumqi (capitale de la région) de juillet 2009, et la vague d’attentats terroristes en 2013-2014 en témoignent.
Il s’agit donc d’une sorte d’épuration ethnique ? La question religieuse entre-t-elle en ligne de compte aux yeux de Pékin ?
Depuis la fin des années 1990, les autorités entendent lutter contre trois menaces : le séparatisme, l’extrémisme et le terrorisme. A travers ces trois concepts qui sont en réalité interchangeables, le Parti communiste s’oppose à toute revendication d’autonomie culturelle ou religieuse. (Doit-on rappeler que le nom officiel de la province est « Région autonome ouïghoure du Xinjiang » ?) Fondamentalement, c’est l’altérité que le Parti communiste n’accepte pas. La Chine est un Etat ethno-nationaliste, qui considère que la nation repose sur la majorité ethnique Han. Tout ce qui relève des minorités – tels les Ouïghours turcophones et musulmans, mais aussi les musulmans Hui ou les chrétiens – fait l’objet de surveillance et de mesures répressives.
Le Xinjiang fait deux fois et demi la superficie de la France, c’est un territoire très vaste et très inégalement développé, en dépit des politiques de développement menées depuis 20 ans. Le Nord, majoritairement peuplé de Hans, est beaucoup plus prospère que le Sud. La logique de Pékin est que le développement apporte mécaniquement la paix et la stabilité. La même logique est à l’œuvre pour les Nouvelles routes de la soie. Or, le développement permet de réduire les tensions à conditions que ses fruits profitent à tous, ce qui n’est pas le cas. La dégradation des relations interethniques au cours des dernières décennies, accentuée par une répression brutale, a été le terreau de nouvelles violences, dont les années 2013-2014 ont été de terribles exemples. Le président Xi Jinping semble s’être donné comme objectif de « régler » le problème ouïghour, et les mesures qu’il a mises en place, quand elles contreviennent aux engagements de son pays et aux droits fondamentaux, doivent légitimement alerter les opinions publiques et la communauté internationale.