Médecin et sociologue, spécialiste des manifestations contemporaines des archaïsmes de la nature humaine, directeur de l’Human Nature Lab et codirecteur de l’Institute for Network Science à l’université Yale, Christakis a tiré profit de la fermeture de son université, en mars, et de six mois de confinement dans le Vermont pour écrire ce qui tient à la fois de la chronique, quasiment au jour le jour, de la progression de la pandémie dans le monde, mais aussi de l’analyse – frôlant parfois la méditation – inscrivant le Covid-19 dans le temps long de l’histoire évolutive humaine. Une histoire accompagnée depuis ses origines par des fléaux sanitaires qui, comme de juste, exacerbent le meilleur comme le pire de notre espèce. En un mot, l’ouvrage de Christakis nous aide non seulement à comprendre ce à quoi nous sommes aujourd’hui confrontés, autant biologiquement que socialement, mais parce qu’il décrit également comment les humains ont fait face à des menaces similaires dans le passé, il nous envoie un message d’espoir : nous allons nous en sortir.
Similitudes avec la grippe russe de 1889-1890
Mais qu’on ne s’y trompe pas, Apollo’s Arrow n’est en rien un manuel de relativisme. Avant de vaincre le virus et de revenir à une vie normale – que Christakis envisage pour 2024, si un vaccin efficace voit le jour au premier semestre 2021 –, nous souffrons et nous allons encore beaucoup souffrir. De fait, ce qui frappe en premier lieu à sa lecture, ce sont les similitudes entre la pandémie de Covid-19 et les « pestes » du passé. Malgré les progrès indéniables réalisés depuis un siècle en matière de médecine, d’assainissement, de communication, de technologie et, globalement, de science, cette pandémie apparaît comme aussi funeste que ses prédécesseurs. Christakis note : « Des morts solitaires. Des familles incapables de dire adieu à leurs proches ou d’organiser des funérailles et de faire convenablement leur deuil. Des moyens de subsistance détruits et des scolarités qui s’engluent dans un retard possiblement irrattrapable. Des queues pour la soupe populaire. Du déni, de la peur, de la tristesse et la douleur. »
L’un des parallèles les plus saisissants est sans doute celui que Christakis tire avec la grippe dite « russe » de 1889-1890. Outre la proximité de la manifestation physique de la maladie – un tableau très variable et hétérogène fait de symptômes pulmonaires, de troubles gastro-intestinaux ou encore de douleurs musculaires et articulaires – les points communs socioculturels sautent aux yeux. À Londres, la rumeur se répand quant à la responsabilité du télégraphe – qui vient à l’époque tout juste d’apparaître, comme les antennes 5G aujourd’hui – dans la propagation de l’épidémie. Et alors que les hôpitaux et les morgues débordent, un article anonyme du Lancet consigne en 1890 « une tendance croissante parmi les personnes les plus instruites à considérer l’épidémie comme quelque chose de presque trop vulgaire pour être pris au sérieux, une idée qui est souvent poussée à l’extrême en croyant le mal susceptible d’être traité avec dédain par des remèdes maison et par un déploiement suffisant de maîtrise de soi ».
« Cible mouvante »
Fort de son expérience de spécialiste de la santé publique, ayant œuvré à plusieurs interventions sanitaires dans le monde informées par l’analyse des réseaux et la sociologie des phénomènes sociaux, mais aussi d’ancien médecin hospitalier en poste dans un service de soins palliatifs, Christakis est l’un des premiers aux États-Unis à prendre conscience de la gravité de la pandémie en janvier 2020. À la fin du mois, il aura réorienté toutes ses équipes à Yale pour suivre la « cible mouvante » qu’est le Sars-CoV-2, l’agent pathogène du Covid-19. En collaboration avec des collègues chinois, son laboratoire publie une première étude exploitant les données des téléphones portables de millions d’individus en Chine pour suivre la propagation du virus en janvier et février 2020. C’est à ce moment-là qu’il réalise que tout ce qu’il observe en Chine – les hôpitaux dépassés, les gens assignés de force à résidence, les écoles qui ferment, les parois en plexiglas qui fleurissent partout et les moyens du bord pour freiner la maladie, comme des accessoires pour ne pas toucher les poignées de porte ou les boutons d’ascenseur – déferlera dans le reste du monde.
Il faudra cependant attendre le 11 mars, soit environ quatre mois après le surgissement estimé du virus dans notre espèce, pour que l’OMS l’annonce officiellement comme pandémique. À cette date, Christakis et ses équipes se sont déjà attelés à la planification d’analyses sur la biologie et l’impact du virus à Copan, une région isolée du Honduras, rassemblant les données de près de 30 000 personnes dispersées dans cent soixante-seize villages. Parallèlement, ils ont également commencé à étudier comment les rassemblements de masse, comme les élections et les manifestations, influent sur la propagation du virus à travers les États-Unis. En mai 2020, ils mettront au point l’application Hunala, exploitant la science des réseaux et des techniques d’apprentissage machine pour offrir à ses abonnés une évaluation individuelle de leur risque infectieux et les inciter à moduler leur comportement en fonction.
Une des meilleures armes
S’il ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité sur le Covid-19 – à l’heure où il met la dernière touche à son livre, en août 2020, Christakis admet ses inconnues biologiques, cliniques, épidémiologiques, sociales, économiques et politiques, tout en augurant une deuxième vague plus violente que la première – le panorama que nous offre Apollo’s Arrow sur nos plus vieux ennemis, les pathogènes, démontre combien cette guerre perpétuelle nous aura dotés d’une des meilleures armes pour, si ce n’est les annihiler, faire en sorte que la cohabitation se passe du mieux possible : des ressources sociales littéralement exceptionnelles dans l’ordre du vivant. Et si l’apparition d’un virus émergent a de quoi creuser de nouvelles divisions, elle galvanise également des possibilités nouvelles de coopération « Lorsqu’une contagion mortelle fait rage, écrit Christakis, il est dans l’intérêt des plus forts de s’occuper des plus faibles. Et un contrôle efficace de la maladie, par définition, place les besoins du collectif avant ceux des individus. »
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Comme les flèches d’Apollon pleuvant sur Troie, les épidémies finissent toujours par se taire, notamment parce qu’il est dans l’intérêt biologique du virus de circuler à bas bruit dans une population plutôt que de tuer tout ce qui bouge et lui avec une fois ses hôtes disparus – il y a ainsi de fortes chances que la grippe russe de 1889-1890 soit aujourd’hui devenue l’une des souches de nos rhumes hivernaux les plus inoffensifs. Mais aussi parce qu’en nous mettant à l’épreuve et en nous rappelant combien rien n’est jamais acquis, elles nous permettent de nous améliorer.
*Peggy Sastre
Journaliste scientifique, essayiste et docteure en philosophie des sciences
À retenir
La pandémie que nous subissons n’est pas la première que subit l’humanité, loin de là. Dans la mythologie grecque, c’est Apollon qui punissait ses ennemis par le biais d’épidémies. C’est de cette légende dont Nicholas Christakis s’inspire pour le titre de son livre sur la pandémie de Covid-19, une chronique des événements qui secouent le monde depuis la fin de 2019 et du rôle de Christakis lui-même dans la lutte contre la maladie.
Publication analysée
Nicholas A. Christakis, 2020, Apollo’s Arrow : The Profound and Enduring Impact of Coronavirus on the Way We Live, Little, Brown
les auteurs
Nicholas A. Christakis est professeur à l’université Yale où il est le professeur de la famille Sol Goldman en sciences sociales et naturelles, dans les départements de sociologie, de médecine, d’écologie et de biologie évolutive, de statistiques et de science des données, et de génie biomédical.
Pour aller plus loin
Anonyme, « The Influenza Pandemic », The Lancet, 1890
O.J. Benedictow, The Black Death, 1346 – 1353: The Complete History, Boydell & Brewer, 2004
F.M. Snowden, Epidemics and Society : From the Black Death to the Present, Yale University Press, 2019
L. Spinney, Pale Rider : The Spanish Flu of 1918 and How It Changed the World, Public Affairs, 2017