Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et créateur du journal iPhilo.fr
Le gouvernement a choisi à plusieurs reprises de souligner l’opposition entre deux sources possibles de la «loi» pour illustrer le danger du séparatisme islamiste à l’œuvre en France. «La loi de la République est plus forte que celle des dieux. Vient le moment de parachever ce travail pour les musulmans», a martelé Gérald Darmanin, le 4 octobre dernier. Une allusion à un sondage de l’IFOP paru en septembre. A la question «En général, faites-vous passer vos convictions religieuses avant les valeurs de la République?», 40% des musulmans ont répondu que «oui». Ce serait là le signe d’un inquiétant découplage entre une partie des musulmans et le projet républicain.
Or certains observateurs ont soulevé une objection. S’il faut choisir entre convictions religieuses et valeurs de la République, les catholiques pratiquants (41%) sont plus nombreux encore que les musulmans (40%) à faire primer les premières dans ce même sondage, ont-ils argumenté. C’est moins le cas des catholiques occasionnels (15%) et moins encore des catholiques non pratiquants (7%). L’ancien ambassadeur Gérard Araud a comparé ces résultats relatifs aux musulmans et aux catholiques sur Twitter, sans préciser que les deux ensembles ne se superposent pas (l’institut de sondage ne compare pas l’ensemble des musulmans à l’ensemble des catholiques, mais aux seuls pratiquants).
Mais l’essentiel est ailleurs: la question elle-même posée par l’IFOP revient à mettre sur le même plan le religieux et le politique dans la mesure où l’on ne peut comparer que des choses comparables. Plus de 350 ans après le Traité politico-théologique de Spinoza, en serions-nous revenus à un temps de confusion de ces deux ordres? Car, quand un islamiste déclare que la loi islamique est supérieure à la loi des hommes et que l’on répond que c’est l’inverse, on se place certes en contre, mais aussi sur le même plan que lui. Est-il pourtant besoin de préciser que les catholiques ne sont pas, pour moitié d’entre eux, de dangereux séparatistes qui voudraient renverser la République?
En réalité, tout croyant est naturellement embêté face à une question qui l’oblige à décider d’une primauté entre le religieux et le politique. Pour beaucoup de catholiques, en leur for intérieur, la Bible a évidemment une importance beaucoup plus grande que le bloc de constitutionnalité qui, depuis son identification en 1971 par le Conseil constitutionnel, constitue le socle de notre Etat de droit et le sommet de la pyramide des normes juridiques.
Le prêtre est supérieur au roi dans l’ordre spirituel mais lui est inférieur dans l’ordre temporel.
La Bible, justement, ne se situe pas dans la géométrie pyramidale du droit, mais au sommet d’un autre édifice, religieux. Et, dans les tréfonds intérieurs de chaque croyant, ce sommet est, pour beaucoup, le premier fondement de leur vie. Cette réalité d’un ordre supérieur est fichée en leur conscience, dont la liberté est consacrée par le premier article de la loi de 1905. L’État ne peut et ne doit sonder les reins et les coeurs. Qu’il le fasse que nous tomberions aussitôt en régime théocratique. Cela représenterait une curieuse réponse politique alors que le défi, aujourd’hui, consiste précisément à éviter que ne prospèrent, au sein de parcelles du territoire national, des germes de théocratie islamiste.
L’oeuvre d’un grand anthropologue français, Louis Dumont (1911-1988), peut permettre d’éviter cette confusion entre les ordres religieux et politique. Ce spécialiste des castes en Inde, mais également fin analyste de la modernité européenne, a théorisé le concept de «hiérarchie», qui est loin de ne représenter qu’une forme de subordination binaire telle qu’on la connaît en entreprise. Louis Dumont écrivait ceci à propos de la hiérarchie entre l’Église catholique et l’empire romain d’Orient telle que formalisée par le pape Gélase en l’an 494: «Le prêtre est donc subordonné au roi dans les affaires mondaines qui concernent l’ordre public. Ce que les commentateurs modernes manquent à voir pleinement, c’est que le niveau de considération s’est déplacé des hauteurs du salut à la bassesse des choses de ce monde. Les prêtres sont supérieurs, car c’est seulement à un niveau inférieur qu’ils sont inférieurs».
La formule peut paraître énigmatique. Louis Dumont nous dit en réalité ceci: la hiérarchie entre le politique et le religieux n’est pas une subordination verticale sur un seul plan. C’est une subordination double et inversée sur deux plans: le prêtre est supérieur au roi dans l’ordre spirituel mais lui est inférieur dans l’ordre temporel. Ce n’est aujourd’hui qu’à cette stricte condition que le spirituel peut être considéré par un croyant, en son fort intérieur, comme supérieur au temporel, car le religieux ne risquera pas, alors, de mettre en péril l’ordre politique.
Par la nature de son objet, la religion touche à un absolu, à une transcendance qui offrent des réponses à des questions aussi vertigineuses que l’origine du monde, l’au-delà de la mort et la nature du bien. Il est d’ailleurs heureux que la politique ne s’aventure pas sur ce chemin. Quand on est catholique, protestant, orthodoxe, juif, musulman, bouddhiste, considérer que, dans l’ordre religieux, ses croyances sont supérieures aux valeurs de la République n’a, au fond, rien de si étonnant.
Cette hiérarchie entre le politique et le religieux a mis des siècles à se structurer en Europe. Elle apparaît déjà dans le Nouveau Testament.
Il est même probable que les plus spirituels des laïcs ou les plus fervents des progressistes – qui considèrent souvent qu’il existe malgré tout un droit naturel de l’homme auquel les déclarations des droits devraient se conformer avec plus d’ardeur – tiendront le même discours hiérarchique, même si le mot de Dieu n’y apparaîtra pas. Dans l’ordre politique en revanche, la hiérarchie s’inverse évidemment: ce sont les lois de l’homme qui l’emportent sur les lois de Dieu. Il est même tragique de devoir le rappeler encore.
Cette hiérarchie entre le politique et le religieux a mis des siècles à se structurer en Europe. Elle apparaît déjà dans le Nouveau Testament. Bien sûr quand Jésus répond aux Pharisiens: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu». Ou face à Pilate: «Ma royauté n’est pas de ce monde». C’est ce qui fait dire au philosophe Marcel Gauchet que le christianisme est «la religion de la sortie de la religion», non que les croyances religieuses prennent fin, mais au sens où «la religion ne commande plus la forme politique des sociétés et ne définit plus l’économie du lien social». La supériorité du religieux, qu’un croyant peut continuer de défendre, est fichée au coeur de sa personne, mais ne peut s’imposer au-delà. Sa liberté de conscience n’en reste pas moins son royaume intérieur.
Cette articulation ne s’est bien sûr pas faite en un jour, la papauté n’ayant guère eu envie d’abandonner sa double autorité, ubi et orbi. L’histoire de France, bien avant la Révolution française, témoigne particulièrement de ces soubresauts théologico-politiques, sur fond de conquête par l’État de sa souveraineté pleine et entière. Que l’on songe au mot du juriste Jean de Blanot dès 1256: «Le roi de France est empereur dans son royaume, car il ne se reconnaît pas de supérieur en matière temporelle».
Si l’on ajoute, avec Charles Péguy, que, par translation historique, «la République est notre royaume de France», pas un mot de Jean de Blanot est à changer, 754 années plus tard. La République ne se reconnaît pas de supérieur en matière temporelle. Mais Dieu, dans le coeur de chaque homme qui le décide, reste Dieu. Cet enchevêtrement hiérarchique n’est pas une subtilité philosophique, mais le fondement de deux garanties politiques: que le pouvoir spirituel ne s’empare jamais du pouvoir temporel, mais aussi que le temporel n’empiète jamais sur le spirituel. Dieu n’est pas dans l’État, mais l’État n’est pas dans les coeurs.
L’on ne peut mettre sur le même plan un catholique pratiquant qui déclare que ses convictions religieuses l’emportent le plus souvent sur les valeurs républicaines et un islamiste qui souhaite que la charia s’applique en France.
Le modèle hiérarchique ne fonctionne en revanche qu’à la condition que la séparation entre les deux ordres soit claire. Or, l’on ne peut mettre sur le même plan un catholique pratiquant qui déclare que ses convictions religieuses l’emportent le plus souvent sur les valeurs républicaines et un islamiste qui souhaite que la charia s’applique en France. Pourquoi? Contrairement au premier, le second n’a pas opéré une révolution théologico-politique qui date de plusieurs siècles en Europe. C’est aujourd’hui le drame de l’islam politique qui voudrait voir s’appliquer la loi islamique dans le monde temporel, comme si, à Versailles, sous prétexte qu’il y a beaucoup de catholiques, on demandait à la justice française d’appliquer le droit canon.
La comparaison peut prêter à sourire, mais pensons au Royaume-Uni, où, dans certains quartiers à majorité musulmane, des tribunaux islamiques – les fameux «charia courts» – surgissent en toute légalité, conformément aux préceptes du communautarisme anglo-saxon. C’est en France inimaginable, au moins officiellement. Dans les faits pourtant, face au recul de l’Etat dans les «territoires perdus de la République», les religieux musulmans servent souvent d’arbitres et de modérateurs dans les luttes entre petits caïds, ce qui n’est peut-être pas un mal en soi, mais souligne en l’espèce le recul de l’ordre politique.
Affirmer cette révolution théologico-politique est une gageure pour l’islam qui, dans son histoire, n’a pas vraiment connu de rupture théologico-politique franche et qui, surtout, dans son versant sunnite, ne dispose pas d’Église pour structurer une telle rupture. Rien n’est perdu pour autant: il y a 50 ans, dans les pays musulmans, l’islamisme – au sens où on l’entend aujourd’hui – n’avait pas cours, ou presque.
L’on se souvient de Nasser, en 1953, éclatant de rire devant son auditoire, lui-même hilare, quand il expliquait qu’un responsable des Frères musulmans lui avait demandé d’imposer le voile aux Égyptiennes: «Je lui ai répondu que c’était revenir à l’époque où la religion gouvernait. Monsieur, vous avez une fille à la Faculté de Médecine et elle ne porte pas le voile. Si vous n’arrivez pas à faire porter le voile à votre fille, comment voulez-vous que je le fasse porter à 10 millions de femmes égyptiennes?». C’était au temps du nationalisme arabe sur les ruines duquel l’islamisme a depuis prospéré.
Prendre le risque de nier la liberté de conscience n’aidera en rien à combattre ceux qui font tout pour introduire le spirituel dans l’ordre temporel.
L’équilibre est un courage, écrivait récemment un général français. En la matière, la formule n’est pas fausse. Inverser la proposition selon laquelle les lois de Dieu l’emportent sur les lois des hommes pour montrer toute sa détermination face à l’islamisme est une solution facile, mais un piège dangereux car, aller sur ce terrain-là, c’est déjà confondre les ordres politique et religieux. Prendre le risque de nier la liberté de conscience n’aidera en rien à combattre ceux qui font tout pour introduire le spirituel dans l’ordre temporel. Au contraire, ils le vivront comment une agression et s’éloigneront plus encore du modèle hiérarchique qui permet de concilier des termes opposés.
Louis Dumont, qui a étudié les sociétés les plus hiérarchiques comme les castes indiennes dans son ouvrage Homo hierarchicus, a aussi analysé, dans son autre ouvrage phare, Homo aequalis, le modèle individualiste anti-hiérarchique né en Europe. Le grand danger de cette alternative à la hiérarchie est que les hommes, égaux entre eux, mais divers dans leurs identités, se dressent les uns contre les autres, celles-ci n’étant plus hiérarchisées. Raison pour laquelle l’anthropologue n’a jamais caché sa «préférence irénique pour la hiérarchie» car elle permettait selon lui d’organiser les conditions de la paix.
Une intuition reprise par la philosophe Mona Ozouf, à la fois grande républicaine, défendant l’idéal d’universalisme, et bretonne, toujours attachée à ses racines régionales. Mona Ozouf a toujours vu dans le concept de «hiérarchie» de Louis Dumont le moyen de vivre pacifiquement des «identités concurrentes». Dans une interview accordée à Philosophie Magazine après les attentats de 2015, elle déclarait: «La loyauté républicaine et l’appartenance particulière peuvent parfaitement être vécues ensemble – à condition il est vrai, ce que Louis Dumont nous a appris, de les hiérarchiser. Si nous apprenons à vivre cette hiérarchie, alors l’esprit du 11 janvier n’aura pas été vain».
Toute la difficulté, néanmoins, est que, plus le fossé est grand entre deux identités concurrentes, plus la hiérarchie doit être forte. Et à partir d’un certain seuil, une hiérarchie trop forte risque de n’être plus vécue que comme une inégalité insupportable. Trouver un équilibre entre Homo hierarchicus et Homo aequalis consiste à emprunter un chemin de crête. La loi de 1905, qui était une loi de conciliation, a été une réussite à cet égard.
Les valeurs républicaines sont largement celles d’un christianisme sécularisé. En l’absence d’un passé commun, la gageure s’annonce plus difficile avec l’islam.
Mais les valeurs républicaines sont largement celles d’un christianisme sécularisé. En l’absence d’un passé commun, la gageure s’annonce plus difficile avec l’islam. Si nous apprenons à vivre malgré tout cette hiérarchie, la mort de Samuel Paty n’aura pas été vaine, pour paraphraser Mona Ozouf, et ce d’autant que les professeurs figurent au premier rang de ceux qui apprennent aux futurs citoyens à hiérarchiser avec justesse.