A l’occasion de la mort de Daniel Cordier, nous republions un entretien accordé au Monde et paru le 9 mai 2018. Daniel Cordier chez lui, à Cannes (Alpes-Maritimes), le 23 avril. OLIVIER MONGE/MYOP POUR « LE MONDE »
Un petit appartement avec vue panoramique sur la baie de Cannes (Alpes-Maritimes). C’est là, juste au-dessus du square du 8-Mai-1945 – cela ne s’invente pas –, que Daniel Cordier s’est installé il y a quelques années, après avoir quitté son appartement parisien du Palais-Royal.
A 97 ans, celui qui fut l’un des tout premiers à rallier la France libre du général de Gaulle, à Londres, en juin 1940, est resté d’une humilité déconcertante. « Si vous trouvez que ce que je vous ai dit n’a pas d’intérêt, vous le mettez à la poubelle, je ne vous en voudrai pas. Surtout, sentez-vous libre ! » a prévenu, après notre entretien, l’ancien secrétaire de Jean Moulin, entre juillet 1942 et juin 1943. Se définissant comme un « vieux monsieur très, très heureux » , Daniel Cordier porte aujourd’hui un regard apaisé sur ses « vies successives et si différentes les unes des autres » .
Celle du jeune militant maurrassien, monarchiste et antisémite, d’avant 1940. Celle du « Français libre » – il préfère ce terme à celui de « résistant », pour bien marquer sa distance avec les mouvements de la Résistance intérieure pour lesquels il n’a pas grande considération –, parti à 19 ans pour « tuer du Boche » . Celle de marchand d’art et de galeriste, qui l’occupa pendant plus de trente ans. Celle, enfin, de l’historien qu’il est devenu « par hasard et par accident » autour de la soixantaine, afin de « rétablir la vérité » sur Jean Moulin, dont il ne supporta pas de voir l’image salie, selon lui, par un ancien cadre de la Résistance, Henri Frenay.
Neuf ans après la parution de la première partie de ses Mémoires, Alias Caracalla (Gallimard, 2009), qui ont rencontré un grand succès public malgré leurs 900 pages (75 000 exemplaires vendus), Daniel Cordier compte bien publier la suite. « En ce moment, je relis, je corrige, mais je fais ça à mon rythme, car j’ai quand même l’âge que j’ai » , dit-il en étouffant un petit rire et en désignant une épaisse chemise rouge sur laquelle on peut lire : « Alias Caracalla (suite). »
Posé au pied d’un fauteuil, au milieu d’objets d’art africain et de piles de magazines, de livres et de films en tout genre – Révolution , d’Emmanuel Macron, côtoie les œuvres complètes de Gide dans « La Pléiade » et les DVD des Enfants du paradis ou des Révoltés du Bounty –, le manuscrit est surtout à portée de regard d’un homme, Jean Moulin, dont la célèbre photo prise à l’hiver 1940-1941 à Montpellier, où il pose avec écharpe et chapeau, trône au milieu de la bibliothèque de la salle à manger.
Ancien secrétaire de Jean Moulin, compagnon de la Libération… c’est ainsi que l’on vous connaît aujourd’hui. Et, pourtant, ce que beaucoup de gens ignorent ou ont oublié, c’est que, pendant des décennies, vous avez totalement mis de côté cette part de votre vie. Vous n’en parliez pas. Pourquoi ?
Il y a d’abord quelque chose qui a été très douloureux pour moi, c’est la disparition de mon patron, Jean Moulin. Je crois que c’est ça, au fond, la raison principale. C’était pénible de vivre avec ce souvenir. Vraiment trop pénible. Alors, quand la guerre a été terminée, j’ai voulu effacer tout ça…
Dans un de vos livres, De l’Histoire à l’histoire (Gallimard, 2013), vous donnez une autre raison. Vous dites que cette volonté de mettre le souvenir de la guerre à distance est également liée à la génération à laquelle vous appartenez…
Absolument. Je suis né en 1920. Cela veut dire que j’ai passé toute mon enfance au milieu des anciens combattants de la guerre de 1914. Ils étaient partout. Je dirais même plus : ils étaient les maîtres. Toute ma génération a grandi dans cette ambiance, celle des décorations de guerre, des monuments aux morts, de La Marseillaise à tout bout de champ… Après, chacun a ses goûts, et d’ailleurs je ne juge pas, mais moi, honnêtement, ce sont des choses qui ne m’ont jamais intéressé.
Du coup, il était inimaginable de devenir à mon tour un ancien combattant. Alors, quand la guerre a été terminée, elle a été terminée pour moi aussi. J’avais quel âge, déjà, en 1945 ? 25 ans… Eh bien, à 25 ans, voyez-vous, je ne voulais pas vivre dans le passé. A cet âge-là, c’est l’avenir qui m’intéressait. J’avais trop souffert d’être « prisonnier » de la guerre de 1914 pour vouloir reproduire ça après 1945.
Qu’entendez-vous par « prisonnier de la guerre de 1914 » ?
Oui, prisonnier de ce souvenir, prisonnier des anciens combattants. Quand j’étais enfant puis adolescent dans les années 1920 et 1930, le discours général, c’était un peu : « Tais-toi ! Quand tu auras fait la guerre, tu pourras parler… » Non, franchement, je n’étais pas du tout là-dedans.
D’ailleurs, vous étiez tellement loin de tout cela qu’en décembre 1964, quand les cendres de Jean Moulin ont été transférées au Panthéon, personne n’a même pensé à vous inviter, vous, son ancien secrétaire. Cela paraît incroyable aujourd’hui !
Pour vous peut-être, mais pas pour moi. Non, en effet, je n’y étais pas… Mais, justement, cela illustre ce que je vous dis. Cela vous montre à quel point j’étais devenu étranger à toute cette histoire. Je ne sais pas comment vous le dire. Cela a l’air de vous étonner. Mais, pour moi, c’était assez simple : à partir du moment où on avait gagné la guerre, une page était définitivement tournée, et pour moi il s’agissait de passer à autre chose.
Et vous avez vécu comme ça pendant trente ans. Jusqu’en 1977, quand un ancien chef de la Résistance, Henri Frenay, le fondateur du mouvement Combat, a publié L’Enigme Jean Moulin (Robert Laffont), un livre dans lequel il insinuait que ce dernier était un agent communiste. Vous avez trouvé ça…
Insupportable !
Et cela a provoqué chez vous un déclic…
Oui. Comme je vous l’ai dit, j’étais en marge de tous ces débats sur la guerre, sur la Résistance. Mais là, Frenay allait trop loin. Sous-entendre que Moulin avait été un espion soviétique, cela m’a mis totalement hors de moi.
Car, voyez-vous, on peut porter tous les jugements qu’on veut sur les gens, les apprécier ou pas, discuter du rôle qu’ils ont eu dans l’Histoire, tout ça je suis d’accord. Mais il y a une chose avec laquelle on ne peut pas transiger, c’est la vérité. Et là, ce qu’il disait, c’était tout simplement un mensonge. Je ne l’ai pas supporté.
Et c’est donc ainsi, à la fin des années 1970, que vous avez décidé de vous replonger dans ce passé que vous aviez mis de côté. Pour défendre l’honneur de Jean Moulin…
Pour défendre son honneur, oui, et pour défendre la vérité !
Cela n’explique cependant pas que vous ayez ensuite passé vingt ans dans les archives à faire des recherches sur Jean Moulin. Un immense travail qui vous a conduit d’abord à publier Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon, trois volumes parus chez Lattès entre 1989 et 1993, près de 3 000 pages au total. Puis, en 1999, Jean Moulin. La République des catacombes, encore 1 000 pages, cette fois chez Gallimard ! Qu’est-ce qui vous a si profondément marqué chez cet homme pour que vous fassiez tout cela ?
C’est difficile, votre question… Mais peut-être que je vous répondrai ceci : il m’a marqué parce qu’il m’a choisi…
On peut porter tous les jugements qu’on veut sur les gens, les apprécier ou pas, discuter du rôle qu’ils ont eu dans l’Histoire, tout ça je suis d’accord. Mais il y a une chose avec laquelle on ne peut pas transiger, c’est la vérité.
Comment cela ?
Quand j’ai été parachuté en France [le 25 juillet 1942] , j’étais censé entrer au service de Georges Bidault, qui dirigeait le Bureau d’information et de presse, une sorte d’agence de presse clandestine. Mais, avant cela, je devais rencontrer un certain Rex, qui était le représentant personnel du général de Gaulle en France, et à qui je devais remettre des documents.
J’arrive donc à Lyon, à l’adresse indiquée. Un vieil immeuble du XVIIe ou du XVIIIe siècle, dans une de ces rues tortueuses du centre-ville. Je sonne. Une femme m’ouvre, m’introduit dans le salon, une très grande pièce où, presque au fond, j’aperçois un homme penché sur une pile de documents. J’entre, il lève la tête, sourit, vient vers moi et la première chose qu’il me dit est : « Vous avez fait bon voyage ? »
C’était Jean Moulin ?
Oui, mais je ne le savais évidemment pas à l’époque… Sur le moment, j’ai surtout été surpris quand il s’est adressé à moi, parce que je ne savais pas, moi, comment je devais me présenter à lui. Fallait-il que je me mette au garde-à-vous ? Après tout, j’étais un soldat, et c’était le patron, donc cela aurait été logique. Mais, en même temps, il était habillé en civil, donc ça m’a un peu perturbé : est-ce qu’on doit se mettre au garde-à-vous devant quelqu’un qui ne porte pas d’uniforme ?
Et alors, vous vous êtes mis au garde-à-vous ?
Oui, plus ou moins, mais pas vraiment non plus… C’était un peu déroutant. Mais, enfin, ce dont je me souviens surtout, c’est qu’il a été très gentil. Il m’a tout de suite dit : « Si vous êtes libre, je vous garde à dîner… » J’étais sans voix. Il a alors ajouté : « Alors, à ce soir ! » A 19 heures, on s’est donc retrouvés dans un petit bistrot pour dîner. Et c’est comme ça que tout a commencé…
Ce premier dîner, vous vous en souvenez ?
Le menu, je ne sais plus trop. Il me semble qu’on a mangé des saucisses… En revanche, je me rappelle très bien ce qu’il m’a dit : « Vous étiez donc à Londres pour faire la guerre. Pourtant, quand vous êtes arrivé, la guerre était finie. » Ce à quoi je lui ai répondu du tac au tac : « Non, la guerre n’était pas finie. Elle a été perdue, donc il s’agissait de la gagner. » On a continué à parler comme ça. Comme il avait finalement décidé de me prendre comme secrétaire pour lui-même, il voulait savoir qui j’étais.
Quel type d’homme était-ce ?
Il avait l’âge de mon père. Il était très mince, il était très beau. C’était aussi quelqu’un de très attentionné, malgré tout ce qu’il avait à faire et qui était considérable. Au début, par exemple, il me donnait, je crois, quelque chose comme 1 000 francs par mois. Mais, un jour, il me dit : « Dites donc, vous avez très mauvaise mine. » Ce à quoi je lui ai répondu : « Mais vous m’avez donné très peu d’argent pour me nourrir ! » Là-dessus, il m’a tout de suite dit : « Bon, eh bien, prenez ce dont vous avez besoin, gardez les factures et vous serez remboursé… » C’était comme ça, avec lui…
Photo prise en octobre 1940 du résistant français Jean Moulin, né en 1899 et mort lors de son transfert en Allemagne en 1943. La photo fut prise par Marcel Bernard, un ami d’enfance et photographe amateur, et remise en 1974 par Laure la soeur de Jean Moulin au Centre national Jean Moulin à Bordeaux. AFP / AFP
Vous racontez cela de façon très naturelle. Mais cette confiance qui s’est établie entre vous est tout de même étonnante. Lui, le préfet républicain, homme de gauche, radical-socialiste ; vous, qui aviez vingt ans de moins et qui étiez à l’époque un jeune monarchiste élevé dans une famille d’extrême droite. A priori, vous n’aviez pas grand-chose en commun. Pourtant, le courant est tout de suite passé. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne sais pas. C’est vrai que tout cela est un peu fou. Quand je pense que je lui ai tout de suite raconté ma vie de garçon militant à l’Action française, qui plus est avec beaucoup de passion… En même temps, je ne connaissais pas non plus ses idées politiques, à l’époque. Comme je vous l’ai dit, je ne savais pas que c’était Jean Moulin. On m’avait juste dit qu’il s’appelait Rex et que c’était le patron, en France, de tous les gens qui venaient de Londres.
C’est d’ailleurs ce qui m’a étonné dans son attitude à mon égard. J’avais pensé qu’entre nous ce serait juste : « Bonjour, bonsoir… » Je ne pensais pas qu’il m’inviterait à dîner presque tous les soirs, ni que, dès notre première rencontre, il me poserait toutes ces questions, bref, qu’il s’intéresserait comme cela à moi, et tout ça avec une telle gentillesse…
Vous avez dit : « Il m’a choisi. » En fait, c’est bien plus que cela, parce que Jean Moulin est aussi celui qui vous a initié à la peinture. Au fond, sans lui, vous ne seriez peut-être jamais devenu galeriste et marchand d’art. Il ne vous a donc pas seulement choisi, il vous a aussi aidé à choisir votre vie.
Oui, c’est vrai, on peut résumer les choses comme ça. Mais la façon dont tout cela s’est passé est tout de même un peu plus compliquée. Car cette initiation à l’art, comme vous dites, s’est faite dans des circonstances assez particulières.
C’est-à-dire ?
Au moment où j’ai commencé à travailler avec lui, l’une des premières choses qu’il m’a dites est ceci : « Quand nous serons dans la rue, au restaurant ou dans n’importe quel endroit où nous risquons d’être entendus, je me mettrai à vous parler d’art pour que nous ne soyons pas suspectés. » Que voulez-vous ? C’était lui le patron, c’est lui qui décidait. Donc ça s’est passé comme ça : quand on était ensemble et qu’il sentait qu’il y avait un danger, il se lançait, il me parlait de Cézanne, de Renoir, de Kandinsky. La peinture moderne le passionnait.
En somme, durant vos journées avec Jean Moulin, il vous arrivait de passer de façon soudaine de la Résistance à l’art moderne, comme deux vies parallèles, cloisonnées… Dans vos Mémoires, vous racontez ainsi que c’est ce qui s’est passé le 27 mai 1943, quand a eu lieu la première réunion du Conseil de la Résistance, rue du Four (Paris 6e ). Une date historique, puisque c’est là que la Résistance intérieure s’est unie pour se mettre sous la tutelle du général de Gaulle…
Oui, en effet. Pour être exact, je n’ai pas assisté personnellement à cette réunion, où il y avait Moulin et les grands chefs de la Résistance. Moi, j’étais dehors, rue du Four, entre la rue de Rennes et le carrefour de la Croix-Rouge, je devais récupérer des gens pour les amener dans l’appartement que nous avait prêté un médecin. J’étais aussi censé téléphoner pour prévenir ceux qui étaient à l’intérieur en cas de problème. D’ailleurs, quand j’y repense, c’était un peu enfantin : qu’est-ce que j’aurais bien pu faire s’il s’était passé quelque chose ? Je préfère ne pas y penser…
Mais bon, voilà, quand la fameuse réunion a été terminée, Moulin m’a donné rendez-vous dans une galerie près de la Seine. Il y avait des Kandinsky. Il m’a expliqué qui c’était. Pour moi, c’était une découverte. Après, nous sommes allés dîner du côté de Montmartre…
Pour vous, ce monde de l’art, c’était nouveau ?
Oui, complètement nouveau ! A cette époque-là, je n’étais encore jamais entré dans un musée. Je venais d’une famille de la vieille bourgeoisie de Bordeaux. C’était des gens qui avaient de l’argent, mais j’ai l’impression qu’eux non plus n’étaient jamais allés dans un musée… C’est grâce à Jean Moulin que j’ai su ce qu’était un musée, mais malheureusement il n’était déjà plus là…
Comment cela ?
Un jour, il m’avait dit : « Après la guerre, je vous emmènerai au Prado, à Madrid, et je vous montrerai quelque chose qui a beaucoup d’importance. » Il parlait de la peinture de Goya. Alors, quand vers la fin de la guerre je me suis retrouvé en Espagne, après avoir franchi les Pyrénées à pied et fait un peu de prison, j’y suis allé.
Je me trouve donc à Madrid avec quelques camarades. Ils me disent : « Viens avec nous au bordel. » Je leur réponds : « Ah non, moi je vais au Prado ! » Eux : « C’est quoi ? » Moi : « C’est un musée. » Je peux vous dire qu’ils s’en foutaient complètement. Alors, j’y suis allé tout seul. Et c’est là que j’ai rencontré la peinture.
Et c’est donc un peu plus tard que vous êtes devenu marchand d’art. Mais ce n’est pas quelque chose que vous avez décidé quand vous étiez avec Jean Moulin ?
Non, pendant la guerre, je n’avais pas ça en tête. A vrai dire, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie. Je ne me posais pas la question. Je me disais que, une fois la guerre terminée, je continuerais volontiers à travailler avec mon patron… Je n’y pensais pas… Mais, après sa disparition [à l’été 1943] , la guerre a encore duré deux ans. C’est après que j’ai commencé à acheter quelques tableaux.
Vous souvenez-vous des premières toiles que vous avez achetées ?
L’un des tout premiers peintres dont j’ai acheté un stock était Nicolas de Staël. Une quinzaine de tableaux, dans mon souvenir. Mais, à l’époque, c’était invendable… Ensuite, j’ai ouvert une galerie dans une petite rue en face du palais de l’Elysée, puis une autre, nettement plus grande, pas loin de là, rue de Miromesnil, que j’ai gardée bien plus longtemps. J’en ai eu aussi une autre à New York et une troisième à Francfort pendant quelques années. Ça a été ma vie, mon bonheur.
Revenons à votre famille, que vous évoquiez tout à l’heure. Comment a-t-elle vécu tout cela ? Votre départ pour l’Angleterre, en juin 1940, alors que vous n’aviez que 19 ans…
J’étais à l’époque un jeune monarchiste. Mes parents avaient divorcé quand j’avais 4 ou 5 ans, et ma mère s’était remariée avec un homme qui était d’extrême droite, un grand admirateur de Maurras. Moi-même, avant la guerre, j’étais un activiste, pas un intellectuel. Tous les soirs, vers 17 heures, avec quelques copains, on se baladait en groupe dans le centre de Bordeaux et on vendait L’Action française . Cela ne me dérangeait pas de me battre, d’avoir un œil poché ou de casser le nez de mon voisin.
Mais qu’est-ce qui explique que ce jeune homme-là ait été un des premiers à rejoindre le général de Gaulle ?
Comme je vous ai dit, je suis le fils de la guerre de 1914. Mon enfance, ce sont les monuments aux morts, les mutilés, etc. Alors, en 1940, quand la France a perdu la guerre qu’elle avait gagnée vingt ans plus tôt, ça a été pour moi insupportable.
Je me souviens du discours que Pétain a fait à ce moment-là, ce discours où il a dit qu’il fallait négocier la paix avec les Allemands. Nous étions dans notre grand salon. En l’écoutant, ma mère s’est effondrée dans les bras de mon beau-père, et moi, j’ai grimpé à toute vitesse dans ma chambre et je me suis jeté sur mon lit pour sangloter. Excusez-moi, mais de vous raconter ça aujourd’hui, c’est… [Il s’interrompt, la voix étranglée.]
Ce discours de Pétain date du 17 juin 1940. Le lendemain, de Gaulle lance son célèbre appel à la radio, mais, comme la plupart des gens à l’époque, vous ne l’entendez pas et n’en prenez connaissance que le lendemain en lisant le journal. Et c’est donc à ce moment-là que vous décidez de partir. Le 21 juin, vous embarquez sur un bateau à Bayonne ; le 22, l’armistice est signé avec l’Allemagne ; le 25, vous arrivez en Angleterre…
Oui, et c’est là que je dois rendre hommage à mon beau-père. Il dirigeait une compagnie régionale d’autobus. Grâce à lui, nous avons pu en prendre un, avec quelques autres garçons, pour rejoindre Bayonne. C’est lui aussi qui a trouvé le bateau et qui a payé les billets pour tout le monde. Bref, il a compris.
Engagement de nouvelles recrues à Londres, à l’été 1940, dans les Forces françaises libres. AFP
Comment l’expliquez-vous ?
Je ne sais pas. C’était lui-même un ancien combattant de la guerre de 1914. Il avait été très grièvement blessé. A ce moment-là, peut-être qu’il s’est projeté en moi, qu’il voyait en moi le jeune homme qu’il avait été une vingtaine d’années plus tôt. Mais, au fond, je ne peux pas vous dire. On n’en a jamais parlé.
Même après la guerre ?
Jamais. Avec ma mère et mon beau-père, on n’a plus jamais parlé de rien. Je n’ai jamais su ce qu’ils avaient fait pendant la guerre, ils n’ont jamais su ce que j’avais fait. Quelques années plus tard, ils sont partis en Amérique du Sud. On s’est perdus de vue. On n’en a plus parlé.
Revenons à Jean Moulin. Au total, vous avez été son secrétaire pendant environ onze mois, jusqu’à son arrestation. Sur cet épisode, qui a fait couler beaucoup d’encre et donné lieu à de très vifs débats, avez-vous finalement trouvé la vérité ? Je pense au rôle de René Hardy, ce membre du mouvement Combat qui a été accusé d’avoir trahi en permettant aux Allemands d’arrêter Jean Moulin lors de la fameuse réunion organisée chez le docteur Dugoujon, à Caluire, près de Lyon, le 21 juin 1943. Vous pensez qu’il était coupable ?
C’est quelque chose que je n’ai pas le droit de dire, mais je le pense…
Pourquoi dites-vous cela ?
Parce que j’essaie de faire de l’histoire. Après, Hardy a été jugé deux fois après la guerre, et, les deux fois, il a été acquitté. Je ne peux rien vous dire d’autre. Mais, personnellement… Vous savez, quand on se met au travail pour rechercher la vérité, c’est très long, très difficile et, quelquefois, on n’y arrive pas. C’est ça, la vie.
Sur le reste, après toutes ces années passées à vous replonger dans les archives, avez-vous le sentiment d’avoir les réponses aux questions que vous vous posiez ?
Globalement, oui. Mais ça a été long. Tout ça m’a donné beaucoup de mal. Rechercher la vérité, vous savez, ce n’est pas facile. Et puis, travailler dans les archives, c’est compliqué, c’est un univers avec lequel j’ai dû me familiariser. C’est un océan, les archives, on n’y entre pas comme ça.
J’imagine que, quand on arrive aux archives et qu’on se présente comme l’ancien secrétaire de Jean Moulin, cela ouvre des portes…
Non, détrompez-vous. Les archives, ça ne fonctionne pas comme ça. Il faut montrer patte blanche, suivre les procédures, essayer de séduire les directeurs… Ça n’est pas si simple. Mais ça vous rend modeste. Enfin, cela m’a pris peut-être vingt ans, mais je ne regrette absolument pas.
Il y a une chose que je n’ai jamais regrettée dans ma vie, c’est d’être parti en juin 1940. Je crois que c’est la seule chose dont je peux vous dire aujourd’hui avec certitude que, si c’était à refaire, je la referais exactement comme à l’époque.
Avec Jean-Louis Crémieux-Brilhac (1917-2015), qui a publié une histoire de la France libre qui fait autorité, vous êtes, à ma connaissance, le seul acteur de cette époque à être considéré par les historiens professionnels comme l’un des leurs. Cela compte pour vous ?
Oui, énormément. J’ai eu la chance de rencontrer et de discuter avec beaucoup de grands historiens de cette période, comme Jean-Pierre Azéma. Leur reconnaissance est très importante pour moi, qui ne suis pas un universitaire et qui ne suis devenu historien que par accident, ou par hasard.
A propos de reconnaissance, vous êtes grand-croix de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libération… Est-ce un motif de fierté ?
La Légion d’honneur, ça ne m’intéresse pas spécialement… La croix de la Libération, c’est autre chose. Ça oui, ça m’a fait très plaisir de la recevoir en rentrant en France après la guerre. Je ne la portais pas, mais j’étais quand même très fier.
Je dis cela parce que, au fond, vous savez, il y a une chose que je n’ai jamais regrettée dans ma vie, c’est d’être parti en juin 1940. Je crois que c’est la seule chose dont je peux vous dire aujourd’hui avec certitude que, si c’était à refaire, je la referais exactement comme à l’époque. Exactement !
Après la mort de Fred Moore, en septembre 2017, vous avez été élu chancelier d’honneur de l’ordre de la Libération. A ce titre, vous serez aux côtés du président de la République pour la commémoration de l’appel du 18 juin 1940, au Mont-Valérien. Même si, pendant longtemps, vous n’y avez pas participé, c’est important pour vous, aujourd’hui, ce genre de cérémonie ?
Oui, c’est important, car nous ne sommes plus tellement nombreux, sept, je crois. Ce qui m’inquiète un peu, d’ailleurs, car je n’ai pas envie que cet endroit [la crypte du mémorial de la France combattante, au Mont-Valérien] devienne ma tombe.
Car, normalement, le dernier compagnon doit être là. Ah ça, non, je n’ai pas envie d’être enterré là, dans le noir. Je préférerais être enterré ici, au soleil. Cela dit, il va falloir que je commence à chercher, car ça n’est pas évident, vous savez : tout le monde veut être enterré ici, à Nice, à Cannes, dans ce coin-là…
Quand vous repensez à ces années-là, à votre jeunesse, vous diriez que vous étiez heureux ?
Aujourd’hui je suis heureux, je suis même un vieux monsieur très, très heureux. Peut-être parce que je suis en règle avec moi-même, et surtout avec la vérité.
Mais, à 20 ans, est-ce que j’étais heureux ? Je ne dirais pas les choses comme ça. La question ne se posait pas. Je crois surtout pouvoir dire que j’ai fait mon devoir. Alors heureux ? Je dirais plutôt que j’étais fou, car il fallait une sorte de folie pour faire ce que nous avons fait. Partir, comme ça, à même pas 20 ans…
Vous n’aviez pas peur ? Par exemple quand vous avez été parachuté du côté de Montluçon, dans l’Allier, en juillet 1942, avant de rejoindre Jean Moulin à Lyon ?
Peur ? Je ne sais pas. Disons qu’il m’est arrivé quelques aventures. Vous me parlez de mon parachutage ? C’est vrai que, ce jour-là, mon parachute ne s’est pas ouvert, ou plutôt si, il s’est ouvert, mais un peu tard et pas comme il fallait : une corde s’était coincée à un mauvais endroit et, au lieu d’un gros ballon, j’en avais deux petits au-dessus de moi. Résultat, je me suis retrouvé à tomber très rapidement, beaucoup trop rapidement, et j’ai dégringolé sur des troncs d’arbres. Bref, ça n’était pas très agréable…
Pourtant, j’étais censé être entraîné. En Angleterre, on avait fait plusieurs sauts d’essai. J’en ris aujourd’hui, mais, sur le moment, c’était différent. Au fond, je crois que la jeunesse, c’est ça : c’est de pouvoir faire n’importe quoi.
Politiquement, en quoi la guerre vous a-t-elle transformé ?
Elle m’a d’abord transformé parce qu’au début, j’étais non seulement royaliste, mais aussi férocement antisémite. Là-dessus, je peux vous assurer que la guerre m’a changé. Vous savez, il y a des choses qui vous marquent à vie.
Ce que je vais vous raconter se passe, je crois, au début de l’année 1943. J’avais été envoyé en mission à Paris. Ce jour-là, donc, j’arrive à la gare de Lyon, je laisse ma petite valise à la consigne et, comme mon premier rendez-vous était aux Champs-Elysées, je décide d’aller d’abord m’incliner devant la tombe du Soldat inconnu. Il faisait un temps magnifique, Paris était très silencieux, il n’y avait quasiment pas de voitures, c’était superbe.
Mais là, arrivé à l’Arc de triomphe, l’horreur : tout autour de la tombe du Soldat inconnu, il n’y avait que des soldats allemands qui se prenaient en photo. C’était terrible… Je pensais encore à cela en descendant les Champs-Elysées quelques minutes plus tard quand, tout à coup, je croise un homme et un enfant, bien habillés, remontant vers l’Arc de triomphe. Ils avaient le mot « juif » et l’étoile jaune cousus sur leur veste. En vous le racontant aujourd’hui, j’ai envie de pleurer, tellement ça a été un choc. Oui, un choc ! C’était inacceptable. Là, d’un coup, je me suis dit : mais pourquoi ? Pourquoi ? Qu’ils soient juifs ou pas, qu’est-ce que ça peut faire ? Je ne sais pas comment vous dire, mais ça a brisé d’un coup mon antisémitisme.
Cela reste un moment unique dans ma vie. Cet homme et son fils, au fond, j’aurais voulu les serrer dans mes bras, et puis en même temps on était à Paris, entourés d’Allemands… Après cela, le type avec qui j’avais rendez-vous au café m’a dit : « Vous êtes bien livide. » C’était abominable.
Comment réagissez-vous au fait que l’antisémitisme redevienne un sujet d’actualité dans certains pays d’Europe, surtout à l’Est, mais pas seulement, comme on l’a vu à Paris, en mars, avec l’assassinat de cette octogénaire, Mireille Knoll…
Que puis-je vous dire ? Je ne comprends pas qu’on en soit toujours là. Pour moi, c’est quelque chose de très douloureux. En parlant de ça aujourd’hui, je repense à mes camarades qui sont morts. Après la guerre, nous pensions que c’était fini, que ça ne recommencerait jamais plus. Et, au fond… c’est encore là. C’est terrible. Mais je ne sais pas ce qu’on peut faire contre ça. C’est peut-être parce que je suis maintenant très vieux…
Quand vous êtes partis à Londres, c’était pour défendre la France contre les Allemands. En somme, c’était par patriotisme. Est-ce que la guerre vous a rendu européen ?
Oui, absolument. Comme je le dis souvent, mais c’est la plus stricte vérité, j’étais parti pour tuer du Boche… Avec le recul, je crois pouvoir dire que la guerre a fait de moi un Européen. Ce que je souhaite, c’est qu’on arrive à construire enfin une très large Europe, débarrassée de la guerre, des nationalismes, de l’antisémitisme.
Mais je m’aperçois que c’est difficile, très difficile, et même de plus en plus difficile. Je ne sais pas ce qui s’est passé pour que tout cela revienne. Longtemps, j’ai cru que toutes ces horreurs était plus ou moins définitivement derrière nous. Eh bien, il faut croire que non. Ce n’est pas pour revoir tout cela en Europe que nous nous sommes battus…
Je me suis battu pour la liberté. Et la liberté, c’est aussi celle de faire ce qu’on veut avec son corps et avec son sexe. C’est très important.
Malgré cela, vous restez optimiste ?
Oui, bien sûr. Il faut être optimiste. L’histoire des hommes, ce sont des périodes successives, je ne crois pas que c’était pire ou mieux avant en général. Ça va, ça vient. Mais, ce qui est sûr, c’est que, même quand tout paraît bouché, il peut rester un espoir.
C’est ça, la leçon de 1940 ?
Oui, en quelque sorte, même si je ne me sens pas de donner des leçons à quiconque. Mais il faut dire qu’on a eu tout de même beaucoup de chance d’avoir de Gaulle à ce moment-là. Il fallait être fou pour faire ce qu’il a fait. Et nous aussi, il fallait que nous soyons assez fous pour le suivre ! Heureusement qu’il y a eu cette petite bande d’illuminés dont j’ai fait partie.
En 1940, ça faisait rigoler, on n’était pas pris au sérieux, car à peu près tout le monde était d’accord pour que Pétain fasse la paix. Oui, pour la plupart des gens, Hitler était le plus fort et l’Europe allait devenir allemande. Ça, il ne faut jamais l’oublier. Jamais.
Il y a neuf ans, quand nous nous étions rencontrés à l’occasion de la parution de la première partie de vos Mémoires, vous m’aviez montré un manuscrit de plusieurs centaines de pages qui en constituait la suite, la période postérieure à 1943. Vous m’aviez dit qu’il était presque achevé, mais vous aviez ajouté : « Il manque encore ma vie amoureuse. Or je suis homosexuel, et, même si je ne m’en suis jamais caché, je n’en ai jamais parlé, car ce sont des choses difficiles à écrire, surtout pour un homme de ma génération. » Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Je suis toujours dessus… Le manuscrit est toujours là, à côté de moi… Quant à parler de ma vie amoureuse ? Oui, ça reste difficile, parce que, au fond, je pense que je suis quelqu’un de très pudique. Je pense surtout que chacun doit vivre sa sexualité comme il l’entend et que ça ne regarde personne. D’ailleurs, je trouve cela très bien que les homosexuels puissent se marier aujourd’hui.
Votre corps vous appartient. Si vous aimez les filles et que vous êtes une fille, c’est très bien. Si vous êtes un garçon et que vous aimez les garçons, c’est très bien aussi. Cela, je le pense depuis très longtemps. Depuis Londres, peut-être. Cela va avec l’idée de liberté. Je me suis battu pour la liberté. Et la liberté, c’est aussi celle de faire ce qu’on veut avec son corps et avec son sexe. C’est très important.