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Le dirigeant turc avait rêvé de façonner une « génération pieuse », conservatrice et nationaliste.
C’est l’inverse qui se produit en Turquie. Par Guillaume Perrier , à Istanbul. La jeunesse turque suit les pas du prophète Mahomet , des sultans ottomans et de Recep Tayyip Erdogan . Elle rêve de guerres patriotiques, de conquêtes et de martyrs.
Après le coup d’État manqué du 15 juillet 2016, on a fermé plus de 200 associations, les universités ont été purgées, la police s’est installée sur les campus…
C’est ce que l’on pourrait penser à la vue du dernier clip réalisé par la branche jeunesse de l’AKP (Parti de la justice et du développe-ment), partagé plus de 10 millions de fois en trois jours, à la télévision et sur les réseaux sociaux. Sur un ton martial, le film publicitaire – Qui es-tu ? – propose aux jeunes Turcs de s’identifier à des héros historiques. La réaction a été fulgurante. Moqué et pastiché, le spot de propagande s’est retourné contre le parti au pouvoir en Turquie . « Moi, je suis Britney ! » « Moi, je suis l’un des 301 mineurs de charbon tués à Soma en 2014 » « Moi, je suis une femme victime de violences »… De quoi anéantir la campagne de communication et renforcer l’écart qui se creuse entre un pouvoir inamovible depuis dix-huit ans et une jeunesse inquiète et pessimiste, qui lui tourne le dos.
Fin juin, le président Erdogan avait essuyé une déconvenue similaire au cours d’une « visioconférence avec les jeunes » diffusée en direct sur YouTube. Loin du plébiscite escompté, le reis avait été bombardé de commentaires acides. Des milliers de « Pas de vote pour vous » s’affichaient sur l’écran, et les pouces baissés étaient dix fois plus nombreux que les pouces levés. Le service de communication du Palais fut contraint de couper net la retransmission au bout de quarante minutes. « Même dans cet environnement illibéral, les jeunes, qu’ils soient de droite ou de gauche, parviennent à exprimer leur mécontentement, observe la sociologue Laden Yurttagüler, coordinatrice du centre d’études de la société civile de l’université Bilgi d’Istanbul. Les Turcs de 20 ans sont, comme dans tous les pays, la génération la plus connectée au monde extérieur. La jeunesse n’est pas monolithique, et il n’est pas si facile de l’encadrer. »
Les révoltes du parc Gezi. Les moins de 30 ans sont une cible stratégique. Ils constituent 50 % de la population turque, soit plus de 40 millions de personnes. Les 18-24 ans sont, à eux seuls, 13 millions, soit 16 % de la population. Ils sont nés avec le numérique mais aussi avec Recep Tayyip Erdogan : ils n’ont connu qu’un seul dirigeant, le leader islamo-conservateur, Premier ministre puis président, élu et réélu depuis 2003. Élever une jeunesse fidèle et obéissante pour porter son message, tel était le projet d’Erdogan. Devant ses députés, en février 2012, il avait lâché l’une de ces formules qui sont devenues sa marque de fabrique. « Nous voulons construire une jeunesse pieuse. Vous attendez-vous à ce que nous formions une génération d’athées ? Une jeunesse de drogués ? » s’était-il exclamé à la tribune de l’Assemblée nationale . L’ambition était claire : porter sur le devant de la scène une génération conservatrice et nationaliste pour accélérer la rupture avec l’ancien régime kémaliste et consolider la domination du parti d’Erdogan. Mais ces déclarations avaient soulevé la réprobation d’une partie de la jeunesse et nourri les révoltes du parc Gezi, à Istanbul, au printemps 2013. Huit ans plus tard, malgré tous les efforts déployés grâce au système éducatif et à la promotion des valeurs familiales et nationalistes, le pouvoir turc semble avoir échoué à former cette génération conservatrice.
Détermination. Le 5 août, à Istanbul, des manifestantes demandent au gouvernement d’Erdogan de ne pas se retirer de la convention d’Istanbul, signée en 2012 par 34 pays pour prévenir les violences faites aux femmes.
Un fossé demeure entre la classe politique et la jeunesse, analyse Demet Lüküslü, du département de sociologie de l’université Yeditepe. « Les enquêtes que nous menons montrent que les jeunes votent de moins en moins. Il y a une désaffection à l’égard de la sphère politique, beaucoup de problèmes économiques… Les révoltes de Gezi ont montré que la jeunesse était une force d’opposition à la politique conservatrice de l’AKP. Ils sont mécontents de leur vie, et le principal responsable, c’est le gouvernement, constate cette universitaire, coautrice du rapport « La jeunesse parle », publié en 2018 par la fondation Tüses. Le chômage est un problème très important. Et les jeunes parlent souvent d’inégalité des chances, de favoritisme dans le système de recrutement. »
Une OPA ratée. « On peut dire que ce pays n’aime pas sa jeunesse. La politique de jeunesse de la Turquie, c’est qu’il n’y en a pas », lâche Hasan Oguzhan Aytaç. Ce jeune homme de 26 ans, diplômé en philosophie, anime Go-For, le Forum des organisations de jeunesse. Né en 2014 – après Gezi -, le mouvement, reconnu par les institutions européennes en 2019, regroupe 67 organisations, associations et syndicats de jeunes. Face à cette mobilisation, le parti au pouvoir a bien tenté de créer son propre organe, la Plateforme pour la jeunesse de Turquie. « Elle rassemble 90 structures, partis et organisations favorables à l’AKP, y compris des confréries religieuses comme Ensar, qui a été marquée par un scandale de violences sexuelles sur des mineurs. Et, dans le conseil d’administration, on trouve Bilal Erdogan, le fils du président », sourit Hasan Oguzhan Aytaç.
Non seulement l’OPA des islamo-conservateurs sur la jeunesse turque n’a pas été couronnée de succès, mais, à en croire les nombreuses études et enquêtes sociologiques qui se penchent sur le phénomène, les nouvelles générations s’éloignent du modèle promu par Erdogan. Pour les jeunes adultes, souligne Laden Yurttagüler, les priorités demeurent le respect des libertés individuelles et la défense des droits sociaux. Loin devant les sujets mis en exergue par le gouvernement. « La jeunesse est le groupe de population le plus vulnérable économiquement. Leurs salaires sont bas, le chômage touche près d’un jeune sur deux, le taux officiel est de plus de 25 %. Ils ne peuvent pas trouver leur place, ils sont dépendants de leurs aînés. Selon trois études menées récemment, deux tiers des 18-25 ans disent qu’ils ne pourraient pas survivre un mois sans l’assistance de leur famille », précise la sociologue. L’accès à l’université s’est démocratisé, mais les étudiants jugent sévèrement la qualité de l’enseignement en Turquie.
Suicides, dépression et isolement. Étude après étude, « la question numéro un reste la liberté et les droits individuels », relève Hasan Oguzhan Aytaç. « On a restreint le droit de manifester et limité les droits des LGBT. Après le coup d’État manqué du 15 juillet 2016, on a fermé plus de 200 associations, les universités ont été purgées, la police s’est installée sur les campus… Des dizaines de milliers d’étudiants ont été envoyés en prison », énumère-t-il. Ce climat politique « réduit les espaces de contestation ; il ne reste que des sous-cultures comme les réseaux sociaux ou le hip-hop, confirme Demet Lüküslü. Il y a un conformisme tactique à adopter. Le nationalisme reste une valeur partagée, mais les jeunes vivent plus pour eux-mêmes que pour la patrie. »
Patriotes. Recep Tayyip Erdogan rencontre ses partisans à la convention de la branche jeunesse de l’AKP à Istanbul, en 2017.
Le mal-être se mesure difficile-ment. Les suicides se banalisent. La dépression et l’isolement gagnent une jeunesse désorientée et désabusée. L’autoritarisme ambiant pousse beaucoup de Turcs à « aller chercher ailleurs l’espoir qu’on a perdu ici », selon Hasan, du Forum des organisations de jeunesse. La fuite des cerveaux, des jeunes les plus qualifiés, s’est accélérée depuis 2016. Les étudiants en médecine s’installent en Allemagne par milliers. Et 62 % des jeunes Turcs déclarent préférer aller vivre à l’étranger, selon une étude de la Fondation pour la démocratie sociale (Sodev). Plutôt en Europe. « C’est d’abord pour une question de liberté, explique Ertan Aksoy, le président de cet organisme. Même chez les jeunes qui votent pour l’AKP, cela représente 47 %. Si on leur demande s’ils préfèrent gagner 5 000 dollars en Suisse ou 10 000 dollars en Arabie saoudite, 72 % choisissent la Suisse. » L’autre étude, réalisée par l’université Yeditepe et publiée le 6 septembre, renforce cette tendance : 76 % aimeraient partir à l’étranger, tandis que 64 % voudraient s’installer ailleurs s’ils pouvaient adopter une autre nationalité.
Insultes. À 20 ans, les Turcs sont bien loin de former la « génération pieuse ». L’évolution suit même une pente inverse. Selon l’institut Konda, entre 2008 et 2018, le taux de jeunes se déclarant « religieux » était passé de 51 à 43 %. Les croyants non pratiquants sont plus nombreux (de 34 % à 45 %), signe d’une sécularisation qui progresse. Le mode de vie est défini comme « moderne » à 43 % (29 % en 2008), « assez conservateur » à 42 % et « religieux conservateur » à 15 % (contre 25 % en 2008). Effet plus spectaculaire encore, le port du voile islamique connaît une baisse sensible : 58 % des jeunes Turques « ne se couvrent pas la tête » alors qu’elles n’étaient que 37 % en 2008. Le voile était pourtant un cheval de bataille pour l’AKP et pour son chef, qui l’a autorisé, voire promu, dans le système éducatif et dans la fonction publique. Constat de la sociologue Demet Lüküslü : «Le projet de génération pieuse a échoué. »
50 % des Turcs ont moins de 30 ans. Soit plus de 40 millions de personnes.
58 % des jeunes Turques ne portent pas le voile. Elles n’étaient que 37 % en 2008.
25 % des jeunes sont au chômage. Soit près d’une personne sur deux en Turquie.
62 % songent à s’expatrierselon la Fondation pour la démocratie sociale (Sodev).
Pour Büsra Cebeci, la question ne s’est pas posée. Issue d’une famille conservatrice où n’étaient autorisés « ni pantalon, ni jupe, ni short », elle a porté le voile très jeune. « Le voile était très politique pour ma génération, je soutenais l’AKP, souffle cette frêle jeune femme de 27 ans aux yeux très maquillés, une cigarette fine entre les doigts. La femme voilée est devenue la figure de la femme idéale. L’école et la famille imposent cette pensée aux enfants avec beaucoup de violence. » En 2018, Büsra a décidé de retirer son voile et l’a raconté sur les réseaux sociaux. Elle a subi des flots d’insultes.« Les femmes iraniennes sont plus soutenues, ici c’est plus difficile de rendre visible cette lutte. » Mais des centaines de femmes l’ont contactée dans un même élan de solidarité et ont partagé des photos tête nue. Le mouvement a pris de l’ampleur. « Malgré lui, l’AKP a formé une jeunesse athée très consciente, très en colère contre les injustices, et cela accélère la sécularisation, juge Büsra. Ce n’est pas juste une réaction, c’est une lame de fond. »
Fille contre père. Les jeunes femmes sont les plus exposées aux pressions et aux violences. Les crimes commis contre des femmes se succèdent chaque semaine dans l’actualité. Mais elles sont aussi les plus mobilisées pour défendre leurs libertés, et le mouvement féministe turc est l’un des derniers espaces de résistance. Lorsque, au milieu de l’été, le gouvernement a projeté de se retirer de la convention d’Istanbul, signée en 2012 par 34 pays pour prévenir les violences faites aux femmes, la contestation a grondé. Les protestations sont parvenues jusque dans les couloirs du palais présidentiel, à Ankara. Sümeyye Erdogan, la propre fille et conseillère de Recep Tayyip Erdogan, s’est opposée à ce retrait et donc à son père, en défendant publiquement la convention. Le projet a finalement été abandonné. La jeunesse est ingrate…§
Après qu’Emmanuel Macron a annoncé « Nous ne renoncerons pas aux caricatures », le monde musulman appelle au boycott des produits français. Recep Tayyip Erdogan s’inscrit dans le mouvement de protestation.