L’histoire de son grand-père la hante depuis l’enfance. Selon la légende familiale, Léonce Schwartz, négociant en dentelles installé dans le 17earrondissement de Paris, a échappé aux camps de la mort. Quand? Comment? Anne Sinclair culpabilisait en raison de son manque de curiosité vis-à-vis de son aïeul. «Je savais qu’il avait été hospitalisé et sauvé par ma grand-mère, Marguerite. Mais, dans mon imaginaire fantasmatique d’adolescente, je pensais qu’elle avait pris une ambulance, qu’elle s’était infiltrée dans le camp, qu’elle l’avait exfiltré sur la banquette arrière. Tout cela était faux, j’ignorais les circonstances exactes, tout comme j’ignorais, comme beaucoup gens en France, l’existence de la “rafle des notables”», confie Anne Sinclair au Figaro.
Premier convoi vers Auschwitz
Son grand-père était l’un des 743 juifs arrêtés à l’aube du 12 décembre 1941 par la police allemande. Des hommes qui, pour la plupart, ont fait partie du premier convoi de déportation de juifs de France vers Auschwitz, il y a quatre-vingts ans, le 27 mars 1942. De cet épisode tragique, la journaliste a tiré un récit paru en 2020 chez Grasset dont Gabriel Le Bomin (réalisateur récemment du film De Gaulle), livre une adaptation pudique. Le cinéaste suit Anne Sinclair pas à pas sur la trace de ces hommes cueillis dans un Paris figé par le froid et dix mois d’Occupation. Avec un recours délicat aux illustrations animées du Studio Mac Guff, qui, pour compenser le manque d’images d’archives, reconstituent les visages des déportés à partir de leurs photos.
«La ronde des fantômes»
«En quelques heures, ces hommes bien installés dans la société connaissent une chute vertigineuse et rencontrent frontalement la violence et l’humiliation»,commente en voix off Anne Sinclair. Les raflés occupent, il est vrai, un statut privilégié. Ils sont magistrats, politiciens, ingénieurs, écrivains, journalistes, commerçants. On y trouve un ancien ministre, Pierre Masse, René Blum, cadet de Léon, qui dirige le Théâtre de Monte-Carlo, le romancier et dramaturge Jean-Jacques Bernard, fils de Tristan, le futur historien de la Shoah, Georges Wellers ou encore l’entrepreneur Natan Darty. Certains sont d’anciens combattants de la Grande Guerre qui ont risqué leur vie pour la patrie. Car, oui, ils sont tous français. Et un grand nombre d’entre eux sont décorés de la Légion d’honneur. «Ces arrestations n’auraient pas été possibles sans le fichage des Juifs ordonné par les Allemands et réalisé par l’administration française à la préfecture de la Seine», expose l’historienne Annette Wieviorka.
La France du Maréchal ferme les yeux
Son confrère Laurent Joly, auteur de L’État contre les juifs (Grasset), qui intervient également dans ce film, montre comment la France du Maréchal accompagne et surtout ferme les yeux face aux demandes de l’Occupant.«Mon livre et ce documentaire ont été faits avant la campagne présidentielle, bien entendu, mais ils démontrent ce que tous les spécialistes de cette période savent,constate Anne Sinclair. Jamais les Juifs français n’ont été protégés par le régime de Vichy contrairement aux thèses mensongères et révisionnistes d’Éric Zemmour.»
«Camp de la mort lente»
En ce matin d’hiver 1941, les notables sont d’abord dirigés vers les mairies d’arrondissement avant d’être réunis au sein du manège du commandant Bossut, à l’École militaire. Ils seront bientôt transférés dans le camp de Royallieu, à Compiègne (Oise). Un camp nazi à une heure de Paris. «Un cas unique en France», précise Laurent Joly. «Nous voici sans aucun éclairage, étendus dans de la paille, cloués à notre place, sans rien pour occuper ni les doigts ni l’esprit. Seize heures de ténèbres par jour, avec nos pensées. Que faire de la ronde des fantômes qui se lèvent avec la nuit? Le sort de nos familles traquées nous hante sans répit. Quelle aide pourrons-nous leur fournir, nous qui sommes retranchés du nombre des vivants», écrit un témoin, Roger Gompel, dans son journal.
Léonce Schwartz hospitalisé
Comment quitter ce «camp de la mort lente», comme le décrit Jean-Jacques Bernard, où les hommes sont rongés par la vermine, la faim et la peur? Une centaine d’entre eux n’y survit pas. D’autres, comme Léonce Schwartz, trop faibles pour être déportés, sont hospitalisés provisoirement comme internés politiques au Val-de-Grâce. Dix jours avant le départ du convoi 1 vers Auschwitz, le grand-père d’Anne Sinclair réussit à s’enfuir de l’hôpital. Grâce à des complicités? Le mystère demeure. «Il mourra deux ans plus tard, des suites de Compiègne, mais dans son lit et pas dans une chambre à gaz», conclut la journaliste dans ce documentaire déchirant qui déborde le récit familial niché dans les plis de l’histoire pour embrasser cette tragédie et permettre que, jamais, elle ne soit oubliée.