Régis Debray
Par une lettre du 3 décembre 2001, le précédent ministre de l’Education Nationale, Jack Lang, avait confié à Régis Debray une mission importante. Elle consistait à « réexaminer la place dévolue à l’enseignement du fait religieux », et ce dans le cadre laïque et républicain propre à l’Ecole de notre pays. Mission accomplie et consignée sous forme d’un Rapport remis quelques mois plus tard. Le rapporteur constate l’universalité de la question : « A la sélection sociale près, ce qui n’est pas un mince avantage, le privé et le public ont affaire, finalement, à la même amnésie, aux mêmes carences. » Le religieux apparaît pourtant comme « transversal » dans de nombreux champs d’études et d’activités humaines. Le prendre en considération ne peut être que bénéfique pour « désamorcer les divers intégrismes » qui se manifestent aujourd’hui. Encore faut-il parvenir à surmonter « un certain scientisme naïf, maladie infantile de la science en marche, comme un certain laïcisme ombrageux [qui] a pu être la maladie infantile du libre examen ». Le temps est venu « du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre) ». Il importe, pour ce faire, de distinguer le religieux comme « objet de culture », en raison de son apport à l’institution symbolique de l’humanité, et le religieux comme « objet de culte », qui ressortit au travail propre des institutions religieuses elles-mêmes. Pour débloquer des situations figées et avancer dans le travail de compréhension du religieux en notre temps, il importe surtout de préciser les contenus et les contours de ce que l’on entend par fait religieux. Pour les croyants, il n’est pas question de se mouvoir dans une sphère essentialiste postulant la religion comme un fait de nature engendrant une sorte d’homo religiosus immuable selon les temps et les espaces. Au contraire, la visée actuelle consiste à découvrir l’homme dans le réseau de ses diverses relations et de ses appartenances culturelles dont la religion est forcément partie prenante. Il faut partir de l’homme dans ses rapports avec ce qu’il estime lui-même être l’Absolu. Pour mettre de la clarté dans ces approches contrastées, Etudes a demandé à Régis Debray de répondre, pour sa part, à la question litigieuse, pomme de discorde entre laïcs et croyants : « Qu’est-ce qu’un fait religieux ? » (N.D.L.R.).
2Ce qui va de soi est toujours source d’abus. Aussi est-il prudent, quand on a commis un rapport sur « l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque », de se retourner un instant sur ce lieu trop commun pour n’être pas suspect de « fait religieux ». C’est le propre de la doxa que de donner pour réalité un a priori et d’habiller un coup de force en procès-verbal. L’approche descriptive et sereine des religions, que nous sommes nombreux à recommander, cacherait-elle, sous une apparence de rigueur, un topo idéologique ? Question préjudicielle et d’autant plus légitime que de ce point d’ordre liminaire — de quoi veut-on parler, au fond ? — dépend le bien-fondé des pédagogies à envisager. Si le projet d’une meilleure mise en transparence du religieux dans l’école républicaine ne devait s’autoriser que de bienséances morales ou politiques (tolérance, ouverture, respect de l’autre), en prenant appui sur un a priori intellectuellement inconsistant, l’exercice se verrait bientôt ramené à l’intention pieuse. Constater un manque (d’informations religieuses chez les élèves) ne suffit pas à faire un plein, et sur la longueur le moralisme, fût-il civique, sonne creux. Le problème n’est donc pas seulement verbal, il est de savoir si l’on peut identifier un objet d’enseignement clair et distinct dès lors qu’on s’est refusé à admettre dans le tableau des enseignements obligatoires une discipline appropriée et clairement identifiable. Rien de moins.
3L’interrogation, notons-le d’emblée, n’a rien d’original. Toujours, partout, les vocables les plus simples, ou les plus usités, sont les plus difficiles à définir (vieille question logique : comment fonder les fondamentaux ?). A propos de la « civilisation », Fernand Braudel faisait déjà remarquer que « le vocabulaire des sciences de l’homme, hélas, n’autorise guère les définitions péremptoires ». Ce handicap ne l’a pas empêché de rédiger, à l’usage des classes terminales, une Grammaire des Civilisations et à en proposer, dans les dernières pages, sa propre définition… Les mots, il est vrai, ont autant de sens que d’usages possibles. La courtoisie autant que la probité imposent donc en ces matières de jouer cartes sur table. Pensons à la somme de préjugés et d’illusions que véhiculent l’histoire de l’art ou l’administration de la culture, qui ne font pas question de termes aussi conventionnels et trompeurs que « art » et « culture ». Avec ce qu’il suggère d’éthéré et de mystérieux, « religion » sera encore plus facile à vaporiser que « civilisation », dont Seignobos rappelait narquoisement que le terme désignait, somme toute, « des routes, des ponts et des quais ». Dira-t-on, dans la foulée, que le christianisme, ce sont des chasubles, des tympans et des calvaires ?
4L’embarras que nous ressentons tous à circonscrire les constellations spirituelles n’est pas seulement dû à l’équivoque des jeux de langage dès qu’on sort des sciences exactes et naturelles. Il se redouble ici des blocages conceptuels de la tradition rationaliste face à ce qu’il est convenu d’appeler l’univers symbolique, où peuvent se loger, selon les goûts et l’époque, les croyances, l’idéologie, la foi, les convictions, les adhésions, etc. Comment l’irréel en nous peut-il avoir au-dehors un effet de réel ? Bien pauvres nos outillages aptes à percer l’énigme la plus résistante des conduites humaines. Nous manquons cruellement d’une science du croire, victimes que nous sommes du postulat (hérité de Platon) selon lequel il y a une correspondance intrinsèque entre la nature de l’objet connu et la nature de son organe de connaissance. D’où se conclut, par une sorte de paresse, que la raison doit s’appliquer aux triangles et aux nombres — ce qui échappe à la géométrie relevant de l’imagination ou de la fantaisie. C’est l’un des préjugés qui dissuadent depuis des siècles le rationaliste bon teint de chercher la raison de l’irrationnel ou, si l’on préfère, le comment et le pourquoi des croyances collectives. C’est au vu de ce trou noir — aux effets proprement tragiques, soit dit en passant — qu’est né le projet d’une médiologie, transversale à l’échiquier des vieux découpages, et dont l’efficacité symbolique constitue l’objet premier et ultime. Les malentendus ou le refoulement auxquels ce projet disciplinaire a à faire face, en se voyant confondu avec une banale sociologie des médias, disent à leur manière la glu des habitudes.
Un choix entre divers inconvénients
5Ne le nions pas : le fait religieux est de bonne diplomatie. L’expression a de l’emploi parce qu’elle est commode, et d’une neutralité peu compromettante. Elle ne privilégie aucune confession en particulier. Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier. Le laïque soupçonneux d’une possible contrebande spiritualiste excusera le religieux par le fait, qui force, dit-on, à s’incliner. Et le croyant réticent devant toute réduction positiviste d’une foi vivante excusera le fait parce que religieux : qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait le mystère ! L’alliage des deux mots neutralise l’un par l’autre. Le positif par le mystique, et vice-versa. Aussi bien confessants et libres-penseurs y trouvent-ils leur compte, sans y regarder de près. Chacun peut faire sa part du feu…
6Un mauvais compromis vaut mieux qu’une bonne guerre civile. Soit. Mais, tout respectable qu’il soit, un expédient de politesse ne sera jamais l’ultima ratio du philosophe. Y a-t-il des raisons plus solides pour retenir « le fait », de préférence à l’expérience, au sentiment, à la culture, au facteur — religieux ? Il nous semble que oui.
7Facteur postulerait une causalité, une efficace, disons un pré-jugement de nature épistémologique auquel une certaine rigueur, ou pudibonderie, scientifique pourrait objecter. Et il est vrai que la dominance effective du facteur varie considérablement selon les lieux et les époques. Sentiment et expérience impliqueraient une incursion dans le for intérieur que la laïcité s’interdit à bon droit de violer, tout en exposant, par son caractère invérifiable et fluide, aux facilités de l’incantatoire et du suggestif. La République tient à honneur de ne pas confondre l’instruction des esprits avec l’entraînement des âmes. Et que répondre à ceux qui se déclarent indemnes de toute inquiétude religieuse ? Alors, pourquoi pas la culture religieuse à l’Ecole ? Parce que le mot est normatif, grevé d’un jugement de valeur en pointillé propre à faire accroire qu’un sans-religion ou un athée est un inculte (ce qu’à Dieu ne plaise, et que le commerce des humains dément formellement). Plus sérieusement, culture renvoie à une réduction esthético-langagière de la réalité religieuse, où l’approche herméneutique, dont il faudra un jour interroger la vogue, occulterait la portée géopolitique et, plus largement, anthropologique. Evénement sacrifierait le continu au discontinu, en négligeant que, si événement religieux il y a, il se passe dans les têtes avant de gagner les chroniques ou les annales. La montée au Sinaï, le sacrifice de Jésus, le ravissement du Prophète peuvent même se qualifier, en rigueur, de non-événements. Même si l’on peut l’assigner à une chronologie, la Crucifixion n’appartient pas au temps court de l’événementiel. Ne versons pas l’épine dorsale des civilisations au chapitre « faits divers et anecdotes ».
8Le fait, résidu ou moindre mal ? Considérons ses avantages. Il embrasse large, plus que la ou même les religions, systèmes symboliques formalisés. Il est à prendre au premier degré et ne désigne pas, dans ce cadre, une sorte de religion première, une latence ou essence universelle dont telle ou telle confession serait l’expression exotérique, ici ou là (le catholicisme en France, par exemple). Il est observable, contrairement à la structure ou aux dispositions intérieures, et le géographe peut lui assigner des aires précises. Il est évolutif, non réductible, mais sujet à une datation, pris dans un avant et un après, et l’historien peut le périodiser, par ères et calendrier. Le fait est assez insistant ou récurrent, tout au long de l’aventure humaine, pour qu’on en fasse un objet de pensée en soi, invitant le professeur de philosophie à le problématiser dans un cadre conceptuel. Bref, le fait est un point de départ irréfutable. Le bouddhisme est arrivé au Japon au viiie siècle, c’est un fait. Les musulmans tiennent que Mohammed a été l’envoyé de Dieu et que le Coran est incréé, c’est aussi un fait. Il y a des vaches sacrées sur les routes en Inde, des danses de possession dans les bidonvilles en Afrique noire, et des centaines de milliers de pèlerins, esprits évolués sachant lire et écrire, à Lourdes et à Saint-Jacques-de-Compostelle en plein xxiesiècle, c’est un autre fait (dans « factualité », il y a « actualité »). Quoi qu’on en pense, das ist. C’est ainsi. En France, on trouve normal d’expliquer aux enfants pourquoi ils ne vont pas à l’école le 8 mai et le 11 novembre. Le fait qu’ils aient des vacances à Noël et à Pâques doit-il être relégué dans la contingence ou dans l’ineffable ? Interdit d’explication ? Les cadres sociaux de la mémoire, les rythmes imprimés à l’espace et au temps par les différentes traditions religieuses, dans chaque société, ne relèvent pas de l’option spirituelle ni de la vie intérieure, ils s’imposent à nous, volens nolens ; ou plutôt, ils ont été déposés dans notre présent, douce coercition, par une très longue séquence d’emprises irrécusables qu’on appelle une histoire. Son dévoilement est en deçà du Bien et du Mal. Das ist.
Un fait total d’un genre particulier
9Des faits, il en est de plusieurs natures. A quel genre de faits ressortit un phénomène religieux ? C’est là que la difficulté commence. Car, aussi éloigné qu’on se veuille d’une perspective idéaliste, incantatoire ou ésotérique, aussi résolu qu’on puisse être, avec cette limitation délibérée à l’empirique, de s’en tenir à l’attesté et au vérifiable, il n’en reste pas moins qu’on ne peut réduire l’étude du religieux à celle de ses manifestations matérielles, fussent-elles artistiques. Si l’on a pu, avec quelque raison, reprocher à Braudel et à sa « civilisation matérielle » d’en minimiser la dimension idéelle en survalorisant l’économique et la géographique (voire en excluant l’homme de la géographie), a fortiori le reproche vaudra-t-il pour une approche des mouvements de croyance qui se bornerait au descriptible, au mesurable et au quantifiable. C’est qu’avec « la composante religieuse de l’histoire » nous sommes confrontés à un fait social total, multidimensionnel, à cheval sur le psychisme individuel (la croyance) et l’environnement collectif (les croyances), et ce, à partir d’une géographie déterminée. Un fait religieux est à la fois un fait de mentalité et un fait de société, « de ceux où la nature sociale rejoint très directement la nature biologique de l’homme », comme disait Marcel Mauss à propos du Rire et des larmes. L’auteur de L’Essai sur le don fit se rejoindre ethnologues, psychologues et sociologues en définissant la vie sociale comme « un monde de rapports symboliques » relevant, à ce titre, d’une anthropologie susceptible de rendre simultanément compte des aspects physique, physiologique, psychique et sociologique des cultures humaines. Sortir des classifications et utiliser tous les documents : le conseil est à retenir.
10Lieux communs ? Peut-être, mais qui dessinent déjà, par soustraction, un territoire d’observation. Ne font pas, à notre sens, partie du fait religieux — enseignable en tant que tel — les expériences ésotériques, les sortilèges du paranormal, les méditations transcendantales, les thérapies de l’âme et du corps individuel ; le Temple solaire et le suicide collectif de Guyana non plus ; ni même, plus grave, les sagesses philosophiques. Elucubrations ou initiations, nous dirons simplement que ces doctrines et ces magies ne sont pas cadres et acteurs de la vie des sociétés. Nous définirons, en revanche, le « fait religieux » comme un fait de psychologie collective, d’ordre mental, mais ayant acquis en chemin une dimension totalisante, en affectant réellement un espace social, des comportements individuels et des formes d’organisation collective. Tant que la religiosité propre à l’animal pieux n’a pas atteint ce niveau de consistance ou de cristallisation géo-historique, elle n’offre pas de prise à un enseignement laïque, qui doit neutraliser les affects et les valorisations personnelles. Trois critères pour accéder à une incontestable factualité : le volume, la longue durée, l’existence d’empreintes. Dimensions communautaire, historique et culturelle [*][*]N’importe quelle histoire, pour sûr, est un feuilleté de…. C’est le croisement des trois qui permet de passer de l’abstrait au concret, si c’est le complet qui fait le concret.
11Par où l’on voit que les diverses éthiques et morales appliquées ne répondent pas à la définition. D’admirables sagesses permettent de répondre au qui suis-je ? mais sont dépourvues d’emprise au sol, et n’ont pas formé de nous stabilisés. On ne connaît pas d’empire stoïcien (l’empereur Marc Aurèle intitula à bon escient pros émauton, « Pour moi-même », son examen de conscience), de royaume cynique ni d’architecture épicurienne — ni de musique aristotélicienne. Nul n’est stoïcien (plus que stoïque) s’il n’a lu les bons auteurs : cette philosophie, aujourd’hui, ne se rencontre qu’en bibliothèque. L’islam comme le bouddhisme se croisent dans les campagnes et dans la rue d’une moitié de la planète, et il n’est pas besoin de savoir interpréter les hadith ni le Sermon de Bénarès pour rencontrer le fait musulman ou bouddhiste. Le religieux se distingue du philosophe par ceci qu’il prend aux tripes et au groupe. Le mythos nous saisit par les oreilles, les pieds, le diaphragme et l’odorat : c’est à chaque fois un mode de vie, non moins que de pensée, qui marque les corps, la table, l’hygiène et l’habitat ; alors que le logos nous est transmis de tête, sans commander un régime alimentaire ou un système pileux. La montée des egoen Occident met au pinacle les diverses disciplines du bien-être individuel que sont, chez nous, les « spiritualités orientales », dont les artistes, danseurs, acteurs, musiciens et scientifiques sont les vecteurs tout désignés. Le fait religieux, lui, ne concerne pas les élites, mais les grands nombres. Changement d’échelle, et donc de nature. On peut simuler une tour de cinquante étages dans sa chambre, sous forme d’une maquette en carton, mais pour loger en vrai une population croyante, il faut construire en dur — soit : une orthodoxie, un magistère, un droit et des rites. La « grandeur » quantitative a ses servitudes qualitatives.
Le fait et son sens
12« Dissection impossible, se récrieront croyants et pratiquants. Comment couper le fait unanime de son interprétation vécue, le texte de son sens, le froid du chaud ? Votre morphologie religieuse s’attaque à des cadavres spirituels. Restituer la physiologie du sacré, retrouver la syntaxe derrière des formes mortes, c’est retrouver la chaleur humaine qui émane de la prière, du pèlerinage, de la communion — bref, du sacré en exercice tel qu’il se donne en plénitude dans les actes de foi, et non dans les laboratoires. »
13L’objection nous semble pécher deux fois. D’abord, en oubliant que le concept de chien n’aboie pas : qui donne une leçon pleine d’effusions amoureuses sur le thème de l’amour de Jésus et un cours empreint de soupirs mystiques sur maître Eckhart, prend le risque de ne pas faire avancer d’un pas la connaissance théologique. Ensuite, en oubliant que « la caractéristique de l’objet des sciences sociales est d’être à la fois chose et représentation », comme le rappelle Lévi-Strauss. N’importe quelle institution sociale souffre d’un dédoublement semblable (qui fait son prix). L’Ecole publique est un ensemble de bâtiments, de règlements et d’organigrammes saisissables du dehors ; et c’est aussi un ensemble immatériel de dispositions morales et de convictions propres à ses personnels et indispensables à son fonctionnement. De même l’Eglise, édifice à chauffer l’hiver, à réparer l’été, et aussi corps mystique du Christ. Certes, pour décrire correctement un tableau de peinture religieuse, objet de piété populaire, il faut examiner le tableau, sujet, format, couleurs, style — et comprendre ce qu’est la dévotion et ses attentes. Combiner les deux est l’optimum, mais soyons sans illusion. L’étude du religieux n’échappe pas plus que celle des Beaux-Arts à ce malheur épistémologique qui oblige le savant, tôt ou tard, à choisir entre l’appréhension détachée, objectivante, de la chose et une adhésion intuitive et mimée, mais redondante. Dilemme connu : vivre le fait comme indigène ou l’observer comme ethnographe… Il y a le religieux fait chose (calendrier liturgique, sanctuaire, vitrail, mobilier, etc.) et le religieux fait âme. Privilégier le premier aspect ne revient pas nécessairement à délester l’objet de la qualité même qu’il s’agit d’étudier, pour peu qu’il soit dit clairement que le positif n’annule pas le mystique. Les élans du cœur ne sont simplement pas l’objet de la cardiologie.
14Pour mieux faire voir la différence, et en forçant le trait : un enseignement de type dévot donnerait le territoire pour la carte, en présentant le discours interne qu’une institution religieuse tient sur elle-même — son origine, ses dogmes et ses finalités — pour sa vérité objective. Un enseignement de type « laïcard » pourrait être conduit à donner la carte pour le territoire, ou le relevé des faits pour l’expérience subjective du sens. (« Le christianisme ? Pas compliqué. Un bricolage de mythes et de rites récupérés de l’Antiquité orientale et gréco-romaine — l’enfant-dieu, la vierge-mère, le repas totémique, etc. Je vais vous démonter cette affaire et n’en parlons plus ? ») L’exercice sobrement raisonné que nous suggérons ici s’efforcerait de présenter la carte de son mieux, en signalant qu’elle correspond aussi à un pays réel, avec ses habitants et leurs valeurs, et que ni la carte ni le territoire ne peuvent prendre la place l’un de l’autre.
15Le fait est de l’ordre du on : anonyme, diffus, mais constant. La foi est de l’ordre du je. On assure en terre d’Islam que c’est Dieu qui parle en personne dans les sourates du Livre. Cela, n’importe qui doit le savoir. En revanche, le vécu du moi (faites silence, j’écoute la voix du Miséricordieux) n’est pas de notre ressort, encore moins le nous. Le on peut être superficiel, mais il est visible par tous — étant bien entendu que le on d’une société n’est que la partie émergée de l’iceberg, et sans oublier que le mobile des croyances se trouve sans doute au-dessous de la ligne de flottaison, « dans les tréfonds de l’âme humaine ». Mais un enseignement qui n’entend pas sonder les reins et les cœurs n’a pas vocation à la plongée par grand fond, dans le primal, l’archaïque et l’affect.
16Cette retenue : à la fois par prudence scientifique et respect humain. Rien ne permet à un enseignant laïque de se croire supérieur, étranger à ces « fanatismes » et « superstitions », juché sur quelque Aventin moral. Car les dizaines de religions plus ou moins barbares ou raffinées (généralement l’une et l’autre) qui sont apparues ou subsistent sur la croûte terrestre ont été embrassées par ses congénères ; et cette humanité partagée devrait lui —et nous — permettre, en principe, de comprendre l’incidence qu’elles ont — ou ont eu — sur des consciences, par connivence intime et spécifique. Ce que des sapiens sapiens comme moi ont pu professer ou pratiquer, un jour, en Asie, en Amérique ou en Afrique, comment oserais-je, participant de la même phylogénèse, vivant sur la même planète, le juger totalement incompréhensible et incroyable ?
Où s’arrêter ?
17Si ceux qui s’assignent au factuel ne sont pas tenus d’explorer en scaphandres les ultimes paliers de profondeur, ceux de la métapsychologie, resterait à savoir où le fait religieux, en surface, commence et s’arrête, vu la quantité d’ersatz en circulation. Que va-t-on retenir dans cette immense nappe de pierres sculptées, de prières marmonnées, d’autels bariolés et de petites flammes, bûchers ou cierges qui traverse les âges, quels que soient les dieux et demi-dieux de la Cité, et même si l’occidentale post-moderne se veut indifférente ou athée ? Ouvrirons-nous le compas jusqu’aux religions civiles, celles de Rousseau, de Michelet et de Durkheim ? C’est un fait que la religiosité, à l’état plus ou moins sauvage, est bien plus large que les religions consacrées ou reconnues, et qu’elle déborde le cercle, devenu en Europe très étroit, des inscriptions confessionnelles. Il coule et s’étale de partout le buvard-religiosité ! Indécises et variables, chacun le sait bien, sont les frontières du religieux proprement dit et du sacré social, de la foi qui fixe et de la croyance qui flotte. Aux Etats-Unis, il n’est pas jusqu’aux catastrophes naturelles (les God’s acts) qui ne s’imputent à la Providence, dans les contrats d’assurance… Et ce n’est pas parce qu’on se proclame incroyant qu’on s’abstient de croire. Le xxe siècle nous aura au moins appris que les dieux de l’automne n’ont pas moins soif que les premiers-nés. Que peut-on comprendre au monde soviétique d’hier, par exemple, si l’historien ne prend pas en compte les piliers rituels et confessionnels de l’idéologie d’Etat sacralisée ? Le yogi appartiendrait au religieux, et non le commissaire ? Est-ce un hasard si les trois quarts des professeurs de marxisme-léninisme sont devenus en Russie professeurs de religion ?
18Ne nous estimons pas trop vite à l’abri de ces débordements, nous les sages libéraux, qui ne sommes ni communistes ni fascistes, comme si les déplacements et substitutions suscités par les transformations historiques du croire ne nous concernaient pas. Qu’est-ce que « les Droits de l’Homme », sinon la religion civile des démocraties de l’ex-Occident chrétien dûment officialisée, avec son archi-texte sacré (en France, la Déclaration des droits de l’homme s’inscrit sur les deux tables oblongues de Moïse), ses fêtes commémoratives, ses indulgences, ses grands-messes, ses Croisades, ses Ordres missionnaires (rebaptisés humanitaires), ses saints et martyrs (Nelson Mandela, Elie Wiesel, Vaclav Havel, Walesa) ? Les communautés humaines ne tricotent-elles pas spontanément du religieux (en fait, non en droit) au fur et à mesure qu’elles se trament ou se réparent, après une agression extérieure (les Etats-Unis rassemblés en prière, après le 11 septembre) ? N’avons-nous pas connu nous-mêmes, Français laïques et rationalistes, dans les temps du danger et de la revanche, la religion républicaine de la sainte-patrie (1871-1968), avec ses Ordres, ses dévotions et ses lieux de pèlerinage (l’Ossuaire de Verdun, le Mont Valérien, l’Arc de Triomphe, l’Ordre de la Libération, les morceaux de la vraie Croix de Lorraine, etc.) ? Pour le dire d’un mot, que pourraient partager un psychanalyste comme un matérialiste ? Le « fait » existe, indépendamment de la conscience qu’en prennent ses protagonistes. Un exemple tiré de l’environnement actuel : que les dirigeants de l’Etat d’Israël soient occasionnellement athées ou agnostiques n’empêche pas cet Etat-nation d’être pleinement un fait religieux, qui tire in fine ses droits de propriété sur une région du monde d’énoncés bibliques pris à la lettre. Les partis dits religieux représentent en Israël à peu près 10 % de l’électorat ; un politologue qui en conclurait que le facteur religieux n’entre que pour un dixième dans la formation de cette société nationale, où le mariage civil n’existe pas, ne prendrait-il pas l’ombre pour la proie ? Alors, un vertige nous saisit. La division des choses entre profane et sacré étant consubstantielle à toute vie collective, comment parler des premières sans évoquer les secondes ? Où mettre les bornes ? Jusqu’où aller trop loin ?
Nos garde-fous
19Notre planche de salut, nous la trouverons peut-être dans le retour aux disciplines scolaires existantes, pour échapper à la disparate et à l’illimité. L’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, la psychanalyse ne sont pas, dans nos collèges et lycées, matières d’enseignement — tant mieux, en un sens. En se tenant à l’homologué, par morale provisoire, on ne lâchera pas la rampe de l’objectivité. Le fait religieux a sans doute pour ses adeptes le poids contraignant que Durkheim prêtait au fait social. Le paradoxe, pour nous, est qu’il ne peut être traité comme une chose, bien que nous ne puissions l’aborder qu’en prenant appui sur les choses propres à chaque discipline, quitte à s’élever ensuite du matériel au mental et du brut au signifiant. En langue « savante » : de l’idiographique au nomographique. On partirait ainsi de la vie concrète des hommes, in situ, et des traces incontestables qu’ils ont laissées sur leur route. On ne parlerait pas des religions en soi, encore moins comme des entités homogènes, fixes et réifiées, mais on s’efforcerait, par petites touches, d’en restituer l’éclairage, l’atmosphère et le style, toujours à partir d’un donné préalable et patent. Le donné de l’enseignement littéraire, ce sont les textes ; celui des enseignements artistiques, les œuvres ; celui de l’histoire et de la géographie humaine, les événements et les territoires ; celui de la philosophie, les concepts. C’est donc avec ce concret-là — avec du sensible, du visible, de l’audiovisuel et de l’intelligible — qu’on pourrait reconstituer, par le commentaire, l’analyse ou la remise en contexte, le fait religieux en ce qu’il a de plus synthétique. Sa nature même, fédératrice et multidisciplinaire, réfractaire à l’actuelle division du travail académique, n’offre-t-elle pas aux enseignants un bon moyen de dépasser l’émiettement des disciplines, la prolifération des matières, voire de faire équipe entre eux? Serait-ce trop en attendre que de demander à ce fait social total un remède contre « l’idiotie dispersive » que déplorait déjà, en son temps, Auguste Comte le prémonitoire, ce religieux athée que Monsieur Homais aurait bien tort de compter au nombre de ses dieux-lares ?