Adrien Candiard est un frère dominicain installé au Caire et membre de l’Institut dominicain d’études orientales. Chercheur en théologie islamique et islamologue, il est notamment connu pour ses ouvrages tels que Comprendre l’islam. Ou plutôt pourquoi on n’y comprend rien (Flammarion) ou Du fanatisme : quand la religion est malade (Éditions du Cerf).
Auditionné le 14 février, au quatrième jour du procès qui s’est ouvert à la cour d’assises spécialement composée de Paris, Adrien Candiard s’est avancé à la barre vers 18 heures, arrivant tout juste du Caire.
Au cours de sa « déclaration spontanée », l’islamologue a commencé par souligner l’importance de ne pas évincer la dimension religieuse des débats en cours : « Ce n’est pas le procès d’une religion qui se tient ici, mais la foi y est évidemment présente. Que ce soit celle des assassins, des accusés ou celle du père Hamel, qui l’a désigné comme victime. »
Après une première semaine d’audience émaillée de témoignages de foi de la part des victimes, Adrien Candiard porte un éclairage sur celle des accusés.
Ce n’est pas « le procès d’une religion » dites-vous. Existe-t-il néanmoins des fondements théologiques à ce fanatisme dont se revendiquent les terroristes ou, au contraire, à sa condamnation ?
Je remarque que dans ce cas précis, qui est celui de l’assassinat d’un prêtre, donc ce n’est pas n’importe quel attentat, l’immense majorité des musulmans en ont sincèrement horreur et ne manquent pas de le dire. Ils ont en outre de bonnes raisons d’affirmer que leur religion s’oppose absolument au meurtre en général et au meurtre d’un prêtre catholique en particulier.
Le verset 82 de la sourate 5 du Coran l’atteste : « Et tu trouveras certes que les plus disposés à aimer les croyants sont ceux qui disent : “Nous sommes chrétiens.” C’est qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu’ils ne s’enflent pas d’orgueil. »
À l’inverse, il y a aussi dans la tradition musulmane des éléments qui encouragent, en temps de guerre, la mise à mort du clergé chrétien. On ne peut pas totalement les évacuer, sauf à donner l’impression qu’on évite le débat juridique (au sens du droit islamique, ndlr). Toute la difficulté est donc de savoir comment se repérer dans la tradition musulmane, dont on ne peut certainement pas prétendre avoir fait le tour en ouvrant simplement le Coran.
La question de l’interprétation des textes sacrés de l’islam est donc au cœur du sujet. On entend souvent que les auteurs d’attentats sont les tenants d’une interprétation littérale du Coran. Est-ce le cas ?
L’idée qu’il existerait un littéralisme pur n’est que fantasme. Tout le monde interprète, tout le temps. La tradition musulmane rapporte que le calife Ali, gendre et cousin du Prophète, aurait même déclaré : « Le Coran ne parle pas, ce sont les hommes qui le font parler », et je crois cette remarque frappée au coin du bon sens, je le dis autant en tant qu’islamologue qu’en tant que prêtre catholique.
Nous avons besoin des traditions d’interprétation, pour ne pas faire dire n’importe quoi aux textes, mais aussi parce que c’est toujours le lecteur qui fait parler le texte. Sans lecteur, le texte n’a pas de sens.
Pour autant, une partie du drame contemporain dont ce procès juge une scène tragique est que le cadre traditionnel qui accompagnait le croyant face à la complexité des sources de l’islam (des autorités universitaires nourries d’érudition et d’une sagesse séculaire) est désormais remis en question par une réforme radicale de l’islam, le salafisme.
Comment définir le salafisme, et les conséquences de cette mouvance sur la pensée musulmane aujourd’hui ?
Le salafisme, un courant apparu au XIXe siècle, remet en question l’islam tel qu’il s’était construit au cours de l’Histoire, avec ses écoles et ses débats, et qui entend revenir à ce qu’il considère être un islam des origines, évidemment fantasmé. Le salafisme est un mouvement né dans un monde musulman, au XIXe siècle, qui se sent dépassé par l’Occident à tous les niveaux : politique, financier, militaire, technique. Beaucoup de musulmans se demandent pourquoi ils sont à ce point en retard, alors qu’ils ont dominé le monde pendant mille ans.
Pour répondre à cette dernière question, beaucoup d’explications sont avancées. C’est ainsi que naît le nationalisme arabe par exemple, mais aussi les mouvements modernisateurs qui cherchent à imiter l’Occident, ou encore un mouvement réformateur religieux qui considère que ce retard provient d’un abandon progressif de l’islam des origines, l’islam des salaf (terme qui désigne les premières générations de musulmans). Pour que les musulmans retrouvent leur place dans le monde, ils doivent alors, selon cette doctrine, se rapprocher le plus possible de ce qu’ils pensent être l’islam du temps du Prophète.
Les auteurs de l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray, et les accusés présents aujourd’hui dans le box, se réclament-ils de cette mouvance ?
Pour autant que je le sache, les auteurs de l’attentat ne sont pas des intellectuels musulmans développant une pensée complexe, mais ils s’inscrivent dans une mouvance issue en effet du salafisme, le djihadisme. L’attentat a été revendiqué par Daech quelques heures après le drame.
Or Daech s’inscrit très clairement dans cette tradition salafiste, dans sa branche violente et politique qui cherche à faire la guerre au monde entier. Tout salafiste n’est pas djihadiste, mais à peu près tous les djihadistes sont des salafistes.
Que dit le Coran au sujet du djihad ?
Comme beaucoup de termes présents dans le Coran, on ne sait pas précisément ce que le mot « djihad » veut dire. La racine du mot est celle de l’« effort ». Le Coran parle de l’effort dans le chemin de Dieu, dans lequel il peut être assez facile de trouver une dimension guerrière.
Ce n’est qu’à partir du IXe siècle que se met en place une véritable théologie de la guerre sainte : dans l’islam des califes abbassides, le djihad devient une guerre défensive des territoires de l’islam, déclarée par l’autorité politique légitime. Les auteurs spirituels y voient, quant à eux, une guerre de purification intérieure, mais il est difficile d’affirmer que c’est le sens premier que le mot a dans le Coran.
En revanche, les mouvements djihadistes ont fait évoluer la doctrine classique du djihad : ils en ont fait une obligation individuelle, et non plus collective ; et surtout, la dimension défensive est oubliée au profit d’une guerre générale contre tous les ennemis de l’islam, à commencer par les musulmans qui n’appartiennent pas à leur mouvement, mais aussi les chrétiens.
L’Église est donc une cible explicite du djihadisme.
Le salafisme cherchant à imiter les premières communautés, il se voit partir à la conquête du monde comme les compagnons de Mahomet, partis à la conquête de la Palestine, appartenant alors aux Byzantins. Il existe une tradition ancienne qui considère que, dans ce cadre de guerre, il est interdit de s’en prendre aux moines reclus mais, en revanche, les clercs qui ont un rôle au cœur de la population sont considérés comme des chefs de guerre, qu’il est donc licite de mettre à mort.
Daech encourage clairement à s’en prendre aux chefs des ennemis, à savoir les prêtres. Évidemment, quand on voit le père Hamel on ne comprend pas très bien en quoi il était un chef de guerre… C’est bien là qu’apparaît le décalage entre les mythes dont se nourrissent les djihadistes et la réalité.
Comment lutter contre ce décalage entre mythe et réalité, aux conséquences si dramatiques ?
Il me paraît urgent que les musulmans se réapproprient leur tradition théologique médiévale, celle des débats riches où régnait une liberté de ton libératrice. On méconnaît souvent cette tradition alors qu’une meilleure connaissance de ce passé permettrait de se rendre compte qu’il est moins caricatural qu’on ne l’imagine et de ne pas se laisser manipuler.
Le problème est d’ailleurs double : le salafisme affaiblit les autorités traditionnelles chargées d’assister le croyant dans sa compréhension de cet ensemble de textes que constituent les différentes sources scripturaires, dont le Coran. Au nom d’un rapport immédiat, sans médiation, aux textes, ces autorités n’apparaissent plus comme des guides indiscutables.
Le croyant se retrouve donc livré à lui-même, sans méthode. Devant la difficulté de la tâche, il sera bien souvent amené à recourir à la première aide disponible, le fameux « Cheikh Google », massivement investi par les mouvements salafistes.
Les auteurs de l’attentat faisaient-ils partie de ceux qui ont été manipulés par le « Cheikh Google » ?
Je ne connais les auteurs que par les articles de presse, c’est insuffisant pour répondre sur leur parcours individuel. Néanmoins, l’impression que je peux avoir, mais j’en parle avec prudence, c’est que si on en croit les messages qu’ils se sont échangés, l’un des deux disait avoir pour objectif de « faire vibrer la peuplade » : on est loin d’une approche théologique ou spirituelle structurée. C’est souvent le cas en bout de chaîne, où les auteurs des attentats ne sont pas ceux qui les ont pensées.
On aurait tort, néanmoins, de ne s’intéresser qu’au bout de la chaîne. Pour arriver à ce que des gens un peu paumés finissent par commettre des attentats, il faut en amont une constellation de personnes qui construisent cette idéologie, la reçoivent comme vraie et la transmettent comme telle.