Au début, Sihem a refusé que sa fille mange du porc. Non par conviction religieuse, elle ne croit pas. Plutôt par fidélité à sa culture algérienne… Mais son mari, athée, originaire du sud de la France, a un faible pour la charcuterie. Elle a donc toléré le saucisson dans le réfrigérateur. Et puis, un jour, Sihem a fait un pas supplémentaire.

Pourquoi camper sur son interdiction alors que la petite Inès, française, grandit dans l’Hexagone, ne reçoit pas d’éducation musulmane et voit son père déguster du chorizo ? « Je me suis dit : C’est ridicule, tu n’es pas croyante.” » Sa fille, depuis, peut imiter son paternel.

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Qu’elles portent sur le quotidien ou la spiritualité, ces questions tiennent en une seule : quelle place faire à l’identité de chacun ? Certes, une telle interrogation accompagne tout couple. Mais elle gagne en intensité dans le cas des unions mixtes – 27 % des mariages dans les registres français en 2015.

Invisibilisation ou différenciation

« Dans un couple non mixte, il y a des consensus qu’on ne discute pas, sur le rôle de chacun par exemple, explique la sociologue Beate Collet, spécialiste de la mixité conjugale (1). Au contraire, dans un couple mixte, il n’y a pas de cadre fixe, tout peut être discuté : la langue, les valeurs, les pratiques religieuses, alimentaires… » Une source possible d’instabilité à laquelle s’ajoutent les tensions entre la France et l’Algérie.

Entre ressentiment lié au passé, racisme, méfiance envers l’islam, les stéréotypes risquent de peser sur le conjoint « exilé ». « Dès le départ, malgré eux, les couples franco-algériens renferment des inégalités fortes », indique Beate Collet. Un défi à surmonter : « On ne peut vivre une histoire d’amour et réaliser un projet familial en restant dans ce schéma. Les couples cherchent donc des solutions pour rendre vivables ces inégalités. »

Plusieurs scénarios sont possibles. L’un peut donner la priorité à la culture de l’autre en se convertissant à sa religion, en respectant la répartition des rôles au sein du couple prescrite par sa tradition… « Dans le cas d’un conjoint algérien dans un couple mixte en France, cela peut passer par un changement de nom, le fait d’être très proche de la belle- famille, de prendre l’apéro comme tout le monde,explique Beate Collet. En clair, il s’agit de tout faire pour effacer les marqueurs algériens. »

Un choix qui, quand il est le fait de « l’exilé », revient à une « invisibilisation de la mixité », selon la sociologue. Et qui, quand il est le fait du « natif », revient à une « différenciation ». Mais que la mixité soit gommée ou la différence affichée, la solution n’est durable que si elle relève du libre choix. Aussi, présente-t-elle le risque, à terme, d’une frustration pour le conjoint « assimilé ».

Une spiritualité commune

Autre scénario : le compromis, pour lequel Agnès, 42 ans, et Djamel, 45 ans, ont opté. En 2020, la cérémonie de leur mariage a pris la forme d’un « tressage » entre les traditions catholique et islamique, dit joliment Agnès. Dans une église d’Île-de-France, un prêtre a célébré la messe au côté d’un représentant du culte musulman. Le public, lui, a pu participer grâce à un livret réunissant des textes sur le thème de l’alliance empruntés aux deux religions, en arabe et en français. Ce mélange structure le couple.

« J’aime l’idée d’inventer une spiritualité commune », dit Agnès. Plus pratiquante que son époux, elle se rend à la messe presque chaque dimanche. Il l’accompagne. « Je ne chante pas car je ne suis pas catholique et je prie en arabe dans ma tête, explique Djamel.Mais par le simple fait d’être là, je participe. » Agnès, elle, le suit pendant le Ramadan en témoignant d’une « attention accrue envers les plus vulnérables ».

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Et le choix du mélange peut dépasser la religion. Mariés depuis 2018, Rachid, 43 ans, et Richard, 70 ans, le démontrent. Le dévouement du premier pour les anciens, héritage de sa culture algérienne, a incité le second à faire venir vivre sa propre mère à deux pas du domicile du couple, à Strasbourg, pour s’en occuper au quotidien. Des proches ont tenté de le dissuader. « Je n’aurais pas pu le faire si Rachid ne m’avait pas soutenu », confie Richard.

Rachid, lui, sait gré à son époux de lui avoir transmis son rapport au temps. « Ce sens de l’organisation et de l’anticipation m’a donné une base de vie solide, explique-t-il. Je ne les avais pas, car en Algérie on intègre l’imprévu. »

La place de l’entourage

Comment opérer ces ajustements, se répartir les compromis, en déterminer les contours ? « Il est impossible de régler tous les sujets à l’avance », prévient la sociologue Beate Collet. La préparation est néanmoins possible. Pour éviter que les couples mixtes ne découvrent des désaccords au pied du mur, des associations répondent ainsi à leurs interrogations.

Comme le Groupe des foyers islamo-chrétiens (GFIC), créé en 1977 par plusieurs couples mixtes. « Les couples qu’on accueille ont besoin qu’on les aide à s’ajuster », explique Dominique Abcharou, membre et ex-présidente du GFIC. Les questions sont posées via le site du groupe (2), mais aussi au cours de « cafés couples » et de week-ends, le plus souvent à la Pentecôte.

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Un soutien utile car certains sujets, en l’absence d’anticipation, peuvent se révéler problématiques. C’est souvent le cas avec la naissance des enfants. Faut-il les élever dans la religion ? Si oui, laquelle ? Et s’il s’agit de l’islam, faut-il circoncire le petit garçon ? Désireux de devenir parents, Agnès et Djamel ont tranché : « Mon époux a accepté que notre enfant soit baptisé, et moi qu’il devienne musulman s’il le souhaite. » Aussi, choisiront-ils « un prénom du Livre », qui appartient donc aux deux religions.

Quant à la circoncision, « on s’est dit qu’on ne le ferait pas », dit Agnès. Des choix qui résultent d’un « échange permanent », explique Djamel, qui voit dans la possibilité de son amour avec Agnès un témoignage de Dieu : « Cela ne m’a pas coupé de Dieu mais m’en a rapproché, je n’ai jamais autant échangé avec lui. »

La place de l’entourage fait aussi partie des questions incontournables. « Un couple, à ses débuts, pense qu’il se fait seul,analyse Beate Collet. Mais peu à peu, il se découvre relié à des entités familiales, des voisins, des collègues, des histoires… qui jouent aussi un rôle. » Anaïs, 33 ans, qui a bataillé avec les administrations française et algérienne pour parvenir à épouser Mohamed, 27 ans, en juin dernier, le sait bien. « À l’époque, j’ai tellement entendu : “Il se marie avec toi pour les papiers”, que j’ai eu des doutes », reconnaît-elle. L’entourage représente souvent un défi pour les amoureux du monde entier, encore plus difficile entre Algériens et Français.

(1) Couples d’ici, parents d’ailleurs. Parcours de descendants d’immigrés, de Beate Collet et Emmanuelle Santelli, PUF, 2012, 360 p., 29,50 €

(2) gfic.fr