La visite est « privée », indique alors l’Élysée (lire notre article), pour ne pas froisser l’Algérie, habituée à être la première destination des chefs d’État français depuis 1995, et pour mettre en scène la relation personnelle entre la présidence de la République et la monarchie chérifienne. Un lien chéri par la France qui défend ses intérêts économiques et en matière de renseignement et de contrôle de l’immigration, en échange d’une complicité avec les violations des droits de l’homme dont le royaume du Maroc est coutumier, ainsi qu’un soutien sur la question sensible du Sahara occidental.
Le voyage de Macron s’inscrit dans cette longue tradition, et reproduit ce que le roi attend d’un chef d’État français : un soutien sans faille, malgré une répression contre les voix dissidentes. À l’époque du repas de ramadan partagé par les deux hommes, le Maroc est secoué par un des mouvements sociaux les plus importants depuis l’accession au trône du roi en 1999. Les arrestations se multiplient.
Devant les journalistes ce jour-là, le président français se mue en porte-parole de Mohammed VI, saluant la « volonté » marocaine de « répondre dans la durée aux causes profondes » de la contestation. Quelques heures plus tôt, sur le tarmac de l’aéroport de Rabat, Emmanuel Macron avait été salué par l’un des acteurs principaux de la répression : le chef du renseignement territorial, Abdellatif Hammouchi.
Lundi 19 juillet, les révélations du consortium Forbidden stories, avec le Security Lab de l’ONG Amnesty International et ses médias partenaires, ont montré que ce sont les services marocains, dont Hammouchi est l’homme fort, qui ont ciblé et espionné un millier de Français et de Françaises, dont des journalistes (Mediapart, entre autres, est concerné), via le logiciel ultra-puissant « Pegasus », de la société israélienne NSO Group.
L’Élysée n’a pas encore réagi. Seul le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a dénoncé des « faits extrêmement choquants » et promis des enquêtes et des demandes d’éclaircissements.
Mais depuis son élection, Emmanuel Macron n’a pas varié. L’enfermement de plusieurs journalistes marocains n’a suscité aucune réaction notable de la France. Ainsi, début juillet, le département d’État américain a condamné le verdict de 5 ans de prison prononcé à l’égard de Souleimane Raissouni, rédacteur en chef du quotidien Akhbar El-Yaoum (lire notre article). Le Quai d’Orsay, lui, s’est muré dans le silence.
Depuis l’indépendance acquise en 1956 par l’ancien protectorat, l’idylle avec le colon français n’est pas toujours allée de soi. Occupé par la question algérienne, le général de Gaulle a entretenu des liens distants avec une monarchie marocaine également désireuse de s’émanciper de la tutelle française. L’enlèvement à Paris de l’opposant Mehdi Ben Barka, en 1965, a fini par réduire à peau de chagrin les interactions entre les deux pouvoirs. « Le problème de nos relations avec le Maroc est posé », dira de Gaulle.
Le froid ne dure pas, singulièrement après l’élection de Georges Pompidou qui absout Hassan II et les hommes forts du royaume. Avec Valéry Giscard d’Estaing, un cap est encore franchi – une tendance qui survivra aux alternances. Le nouveau président français se vante d’être un amoureux du Maroc, où il séjourne régulièrement en famille ; Hassan II le qualifie même de « copain ».
Même l’élection de François Mitterrand en 1981, très critique à l’égard du régime marocain quand il était dans l’opposition, n’y change rien : la France s’accroche à une amitié qui sert ses intérêts géopolitiques et économiques. L’antiterrorisme est aussi un ciment puissant de la relation bilatérale, singulièrement depuis 2015 et la dernière vague d’attentats sur le territoire français. C’est d’ailleurs le Maroc qui a affirmé avoir permis à la France de localiser le responsable présumé des commandos djihadistes du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, Abdelhamid Abaaoud.
La proximité franco-marocaine a toutefois connu ses moments de tension. En 1990, la parution de Notre ami le roi, un livre-enquête du journaliste Gilles Perrault sur le régime de Hassan II (édité par Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart), suscite une crise diplomatique entre les deux capitales.
En quelques jours, la France et le monde découvrent l’autre visage d’un régime perçu comme stable et d’un roi charismatique. L’ouvrage de Gilles Perrault raconte l’emprisonnement massif des opposants politiques à Tazmamart, la torture et les assassinats politiques des « années de plomb ». Acculé, Hassan II libère une ribambelle de prisonniers politiques et ferme le bagne de Tazmamart.
Mais il décide, après coup, de renforcer et d’élargir ses liens avec la France. Selon le journaliste Omar Brouksy, auteur du livre La République de Sa majesté en 2017 et lui-même victime de l’espionnage via Pegasus, le roi constate alors que « la monarchie ne dispose pas d’un réseau efficace dans les milieux parisiens, où une puissante élite politique et médiatique formate les opinions » (lire notre entretien).
De quinquennat en quinquennat, des liens qui ne se défont pas
S’ensuit un rapprochement diplomatique constant. En 1995, Jacques Chirac se rend, dès l’été de son élection, à Rabat. Il y évoque son « profond sentiment d’affection personnelle à ce pays et à son souverain » et sa volonté de « tourner définitivement la page des mésententes et des malentendus ». Douze ans plus tard, son successeur, Nicolas Sarkozy, choisit aussi Rabat pour proclamer l’amitié franco-marocaine. Il y rend hommage au royaume « démocratique » et « pluriel », au travail entrepris pour « faire face » aux « violences du passé » et demande : « Quel pays en a fait autant que le Maroc ? »
François Hollande s’inscrit dans la continuité. Mohammed VI a été le premier chef d’État étranger à être reçu à l’Élysée après l’élection du socialiste en mai 2012. Lors de sa visite à Rabat, en avril 2013, le président français avait ravi ses hôtes en célébrant la « stabilité » du pays face aux printemps arabes « porteurs de risques ».
Un événement a particulièrement choqué les défenseurs des droits humains. C’était en 2014 : le 20 février, une magistrate parisienne convoque le très puissant Abdellatif Hammouchi, de passage à Paris et visé par plusieurs plaintes pour torture, complicité de torture et non-assistance à personne en péril. Elle envoie des policiers pour lui remettre une convocation. Il ne s’y rendra jamais et, le soir même, il était de retour au Maroc.
Mais l’épisode a suscité une rupture diplomatique avec la France qui a duré un an. Le Maroc gèle la coopération judiciaire et la coopération sécuritaire entre les deux pays. Des centaines de dossiers portant sur des sujets aussi variés que du trafic de drogue, des litiges commerciaux ou des enlèvements d’enfant s’en trouvent pénalisés. Selon plusieurs sources, du jour au lendemain, les services marocains n’envoient plus aucune information à leurs homologues français.
François Hollande avait pourtant décroché son téléphone pour « dissiper tout malentendu » avec Mohammed VI. Le Quai d’Orsay avait évoqué un « incident regrettable » et prétendu se mêler de l’enquête judiciaire en cours, « en réponse à la demande des autorités marocaines ».
Il a fallu de nombreux échanges plus ou moins officieux – menés notamment par l’ancienne ministre socialiste Élisabeth Guigou, proche du Royaume – et la signature d’un nouvel accord de coopération judiciaire entre les deux pays pour que la brouille se dissipe. Un texte vivement critiqué par les associations de défense des droits de l’homme, les syndicats de magistrats et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), tant il cède aux diktats de Rabat (lire notre entretien avec Renée Koering-Joulin). Il a été adopté par le Parlement à l’été 2015.
La France a même été jusqu’à réhabiliter publiquement Abdellatif Hammouchi, un des plus puissants personnages du Royaume (lire ici un de ses rares portraits), en promettant de l’élever au grade d’officier de la Légion d’honneur.
À l’image d’Élisabeth Guigou, plusieurs personnalités politiques de tous bords ont tissé des liens étroits avec la monarchie marocaine ces trente dernières années. Des interlocuteurs de choix, chouchoutés par Rabat pour mettre de l’huile dans les rouages diplomatiques. « Mohammed VI a reconstitué cette élite française proche du Palais qui avait vieilli à la mort de Hassan II », analysait Omar Brouksy dans Libération en 2017.
Au sein de la gauche socialiste, Dominique Strauss-Kahn était de celle-là. L’ancien ministre de François Mitterrand, qui a grandi à Agadir, vit à Marrakech depuis plusieurs années. C’est également au Maroc qu’il a installé Parnasse, son florissant business de conseil aux gouvernements et aux grandes entreprises à travers le monde. Le roi du Maroc lui-même bénéficie des conseils de l’ancien directeur général du FMI.
Au gré du renouvellement du personnel politique, le Makhzen consolide son ancrage au sein du pouvoir français. Garde des Sceaux de 2007 à 2009, Rachida Dati s’est régulièrement affichée en avocate du Royaume. Si bien qu’elle s’est vu remettre au nom de Mohammed VI les insignes de grand officiel du Wissam al-Alaoui, l’équivalent marocain de la Légion d’honneur, peu après son départ du gouvernement. « À chaque fois qu’elle en a eu l’occasion, Rachida Dati a contribué au rapprochement entre la France et le Maroc », saluait à l’époque Redouane Adghoughi, numéro 2 de l’ambassade.
Entre 2012 et 2017, le Maroc a pu bénéficier de sa relation avec Najat Vallaud-Belkacem, une des figures médiatiques de l’exécutif socialiste. Franco-marocaine, native de la région du Rif, l’ancienne porte-parole du gouvernement n’a pas qu’un rapport familial et personnel au Royaume. En 2007, elle a été nommée « par Sa Majesté » au sein du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME). L’élue rhodanienne a quitté l’instance en décembre 2011, peu après avoir été propulsée porte-parole de la campagne de François Hollande. En 2020, elle a été recrutée comme professeure affiliée à l’université Mohammed-VI-Polytechnique, une institution lancée par le souverain lui-même.
Éric Dupond-Moretti, l’avocat du roi
Dans cette longue tradition de diplomatie d’influence, le Maroc a pu se trouver fort dépourvu après l’élection d’Emmanuel Macron. « Toutes les courroies habituelles ont été débranchées, estimait alors dans Mediapart l’historien Pierre Vermeren. Il ne semble plus y avoir “d’amis intimes”, comme on dit au Maroc. C’est un grand changement par rapport aux autres présidences. »
Mais, là encore, les réseaux parallèles se sont reconstitués à coups de réceptions fastueuses et de voyages intéressés. Aussi le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, s’est-il rendu à l’ambassade du Maroc à Paris pour participer à la fête du Trône en 2018. L’année dernière, épidémie oblige, l’événement s’est limité à quelques vidéos enregistrées en l’honneur du souverain. On pouvait y voir Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement, se présenter fièrement comme un « ami du Maroc et des Marocains ».
On retrouvait aussi l’ancien ministre socialiste Hubert Védrine, le sénateur LR Christian Cambon et ses « vœux » formulés « pour Sa majesté », le député LREM Mustapha Laabid qui témoigne de son « amitié et [son] profond respect à Sa majesté le roi Mohammed VI et à son peuple » et parle de « glorieuse journée », ou encore Jacques Attali formulant « tout [ses] vœux à ce royaume si essentiel à ce dialogue des civilisations ». Mais aussi le patron du groupe aéronautique Safran, Ross McInnes.
Pas d’Éric Dupond-Moretti en revanche : le ministre de la justice est pourtant l’un des principaux liens entre Mohammed VI et le pouvoir macroniste. Et pour cause. Il a été son avocat personnel jusqu’à sa nomination au gouvernement, il y a un an. En 2015, il faisait le tour des plateaux de télévision pour dénoncer le chantage dont aurait été victime le roi du Maroc de la part de deux journalistes français. À l’été 2019, il démentait en son nom les rumeurs visant la famille royale avant d’annoncer, un mois plus tard, le divorce de Mohammed VI et de son épouse, la princesse Lalla Salma.
En décembre dernier, c’est en sa qualité de ministre qu’Éric Dupond-Moretti passait deux jours à Rabat. Au programme de sa visite, des entretiens bilatéraux avec les ministres marocains de l’intérieur et de la justice. L’ancien avocat y a signé une déclaration commune avec son homologue, visant à mieux coordonner la gestion des mineurs non accompagnés (MNA) marocains en France. Selon Jeune Afrique, il a également été question de renseignement et de lutte antiterrorisme.
C’est aussi au Maroc qu’un autre ancien proche conseiller du chef de l’État, Alexandre Benalla, avait choisi de s’installer après son départ de l’Élysée (lire nos enquêtes). Il y a créé Comya, une société de conseil en sécurité. À l’occasion d’une rencontre d’entrepreneurs à Tanger en novembre 2019, l’ex-chef de cabinet adjoint d’Emmanuel Macron vantait « la structure étatique parfaitement conçue » du Maroc, « pays le plus sûr d’Afrique ». « Les services de renseignement marocains sont très forts, sur le plan humain mais aussi technologique », lançait-il à l’époque…
En sus de ces appuis politiques au plus haut niveau de l’État, le Maroc cumule aujourd’hui les relais au sein des élites médiatiques, culturelles et intellectuelles. Le philosophe Bernard-Henri Lévy passe une partie de l’année dans son riad de Marrakech. Un ancrage qui a visiblement nourri chez lui une passion pour le régime. En septembre 2016, il titrait ainsi son éditorial dans Le Point : « Vive le Roi ! ». L’intellectuel s’y extasiait sur un discours récent du monarque. « Ce chef d’État-ci n’est pas un chef d’État comme un autre », écrivait-il, en cela que ses qualités de « monarque chérifien », « commandeur des croyants » et « descendant du Prophète » donneraient à ses propos « une portée qu’elle n’aurait dans la bouche d’aucun autre ».
Plusieurs personnalités du monde de la culture sont des fidèles de Mohammed VI. C’est le cas du comédien et humoriste Jamel Debbouze, lui aussi franco-marocain et ami revendiqué du chef d’État. « Je suis très fier de cette amitié et de la considération que me porte notre roi, a déclaré en 2019 celui qui organise depuis dix ans à Marrakech le festival du rire. Dieu merci, on a la chance d’avoir un monarque ouvert, tolérant, qui aime la culture. On a une chance incroyable et il faut le porter comme il nous porte. »
Le chanteur Maître Gims, qui vit à Marrakech, est tout aussi dithyrambique. « J’ai rencontré le roi du Maroc, on s’est liés d’amitié, et voilà où l’histoire commence », racontait-il à Paris Matchen décembre dernier. Il n’est pas rare que les deux artistes diffusent sur les réseaux sociaux des photos de Mohammed VI à leurs côtés. Ainsi de ce cliché, posté en 2017 par Maître Gims avec cette légende : « Vive le roi » en arabe.
Ces personnalités culturelles sont régulièrement mises en avant, des deux côtés de la Méditerranée, comme des emblèmes de la relation apaisée entre les deux pays. Emmanuel Macron a par exemple proposé à Leïla Slimani de l’accompagner à Rabat en 2017. Engagée sur un certain nombre de sujets sociétaux, la romancière se fait discrète quand il s’agit de la monarchie : interrogée par RTL sur le mouvement populaire du Rif en 2018, elle avait botté en touche. « Je ne connais malheureusement pas les tenants et les aboutissants de ces contestations », avait répondu celle qui a longtemps tenu un blog sur le site Le360.ma, connu pour ses liens avec le pouvoir marocain.
Du soft power, de la diplomatie parallèle, une influence croissante : le Maroc cumule les passerelles avec la France. Sans oublier la sphère économique, omniprésente dans un pays dont le roi est aussi un homme d’affaires à la tête d’un colossal empire financier. Les entreprises françaises tiennent à ce partenaire marocain qui accueille 750 de leurs filiales et leur offre quelques-uns de leurs plus gros contrats.
La deuxième (et dernière, à ce jour) visite d’Emmanuel Macron au Maroc a d’ailleurs eu lieu en 2018 pour inaugurer la première ligne à grande vitesse d’Afrique entre Tanger et Kénitra, fournie par Alstom et financée à 50 % par la France pour lui servir de vitrine sur le continent. Ce jour-là, le président de la République était accompagné de plusieurs cadres et chefs d’entreprise français, dont un représentant d’Alstom. La multinationale française produit et livre les tramways de Casablanca et Rabat, contre plusieurs centaines de millions d’euros.
En même temps que se développait cette relation « passionnelle » entre les deux pays, dixit l’ambassadrice de France au Maroc vendredi, le Maroc surveillait donc plusieurs dizaines de citoyens français, parmi lesquels des journalistes et des patrons de presse.
Interrogés par Forbidden Stories et ses médias partenaires, NSO et le Maroc ont contesté ces révélations. La monarchie les a même qualifiées d’« allégations infondées ». De quoi assombrir le ciel bleu des relations franco-marocaines ?